À Kinshasa, la Cour pénale internationale (CPI) est prête à soutenir la création d’un Tribunal spécial pour juger tous les crimes commis au Congo depuis trente ans. C’est ce qu’a annoncé la semaine dernière Karim Khan, le procureur de la CPI, lors d’un déplacement sur place. Voilà près de dix ans que le Docteur Mukwege, le prix Nobel de la Paix 2018, réclame un tribunal international qui serait en mesure de poursuivre tous les criminels présumés, qu’ils soient Congolais, Ougandais ou Rwandais. Le cinéaste belge Thierry Michel qui a réalisé le film-choc L’Empire du silence, a répondu aux questions de Christophe Boisbouvier.
Christophe Boisbouvier: Mais si ce tribunal voit le jour cette année, comme semble le souhaiter le Président Tshisekedi, ne risque-t-il pas d’être instrumentalisé ? La justice internationale n’a pas permis d’arrêter trois décennies d’atrocités au Congo », a reconnu le procureur de la CPI, c’était la semaine dernière à Kinshasa. Pourquoi cet aveu ?
Thierry Michel : Est-ce qu’il a essayé ? À part quelques petits poissons qui ont été jugés devant la CPI, ils sont trois dans les années 2010-2020, je ne vois pas beaucoup de poursuites qui ont été engagées et jamais sur les hautes personnalités des commandements militaires ou politiques, que ce soit du Congo, de l’Ouganda ou du Rwanda. Donc, je pense extrêmement important aujourd’hui de remettre sur la table cette question de la justice transitionnelle pour laquelle se bat le Docteur Mukwege, le prix Nobel de la paix 2018, depuis déjà pas mal d’années de par le monde.
La nouveauté, la semaine dernière, c’est que lors de ce déplacement à Kinshasa, Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, a soutenu l’idée d’un tribunal spécial pour les crimes commis au Congo…
Oui, ce qui est important, c’est qu’il a dit qu’aucune partie du conflit n’a un chèque en blanc pour les crimes les plus graves relevant du statut de Rome. Aucune partie du conflit, cela veut bien dire que ce ne sera pas une justice de Congolais envers les Congolais, mais que cela va toucher évidemment tous les acteurs des crimes commis depuis 30 ans dont évidemment les pays voisins et les responsables des pays voisins. La question est évidemment de voir si on va remonter les chaînes de commandement politiques et militaires. Mais que je sache, le procureur de la CPI, Karim Khan, n’a pas froid aux yeux puisqu’il a osé s’en prendre à monsieur Poutine en Russie et monsieur Netanyahu en Israël. Donc peut-être qu’il n’aura pas de scrupules à s’en prendre aussi à ceux qui ont été responsables des guerres en RDC.
Et pour ce futur tribunal spécial, Karim Khan dit qu’il faut « une approche globale qui nécessite un mandat avec plus de moyens, s’occupant de génocides, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité »…
Cela me semble dans le principe très bien. On a déjà des bases de travail, le premier rapport Mapping, mais évidemment, il se termine en 2002. Il ne couvre que dix ans. Il faut évidemment compléter par un deuxième rapport Mapping, me semble-t-il, qui devrait couvrir au moins une vingtaine d’années. Mais ce qui est rassurant, c’est que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU va envoyer une commission d’enquête internationale qui devra fixer les responsabilités. Mais il faut aujourd’hui évidemment veiller à sécuriser les témoins. Sécuriser aussi, je pense, les fosses communes, parce qu’il y aura là un travail aussi important, comme cela a été fait dans d’autres pays, d’exhumation des corps pour identification. Comment ont-ils été assassinés et par qui et à quel moment ? Et avec le risque évidemment, si ce n’est que congolais, même avec des experts étrangers, mais si cela ne reste qu’au niveau congolais, il y a évidemment le risque d’instrumentalisation politique ou bien d’éviter certaines responsabilités de certains acteurs de ces crimes qui sont toujours aujourd’hui quand même dans des postes de pouvoir militaire ou politique.
Q. Grâce à ce rapport Mapping de 2010, on sait ce qui s’est passé, mais on ne connaît pas l’identité des criminels. Pourquoi ?
R. Mais quand même, on ne les connaît pas, on ne veut pas les connaître puisque…. Officiellement, en tout cas.
Ce sont ceux dont le docteur Mukwege a dit avec beaucoup de pertinence lors de son discours à Oslo, quand il a reçu le prix Nobel en 2018 : « Ces personnes dont on n’ose et on ne veut pas dire le nom ». N’empêche, ils sont quand même cités dans plusieurs rapports des Nations unies. Et je vous rappelle que dans le film L’Empire du Silence que j’ai réalisé sur 25 années de tragédies congolaises en allant dans toutes les régions où se sont passés ces crimes contre l’humanité et ces crimes de guerre et ces massacres abominables, on a quand même pu, par les témoignages que j’ai récoltés, établir que certains étaient des présumés coupables, vraiment extrêmement sérieux, qui auraient dû être poursuivis. En tout cas, ils n’ont pas été inquiétés le moins du monde.
Q. Dans votre film L’Empire du Silence qui est sorti il y a trois ans, vous identifiez notamment deux présumés coupables qui sont des officiers congolais, le général « Tango Four » et le général Ruhorimbere. Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
R. Que je sache, ils n’ont pas été vraiment inquiétés. Ils sont aussi dans ce cycle d’impunité parce que d’un côté, il y a l’empire du silence qui commence à être brisé. Et cela, c’est au crédit de monsieur Khan de briser cet empire du silence. Mais il y a aussi l’empire de l’impunité. Et cela, c’est un iceberg invraisemblable, une montagne à gravir, parce que c’est la culture dominante depuis tellement longtemps, depuis plusieurs décennies politiques.
Dans votre film, vous mettez en cause également le général rwandais James Kabarebe. Or, il se trouve que le 20 février dernier, les États-Unis ont annoncé des sanctions financières contre lui, car il s’agit, selon Washington, d’une « personnalité politique et militaire de premier plan qui a joué un rôle essentiel dans les conflits au Congo ces trois dernières décennies »…
Voilà ce qui confirme les témoignages que j’ai pu récolter sur le terrain et dont on n’avait jusqu’ici pas vraiment tenu compte. Donc c’est une avancée. Enfin, on brise ce cycle du silence et des noms commencent à être mis en exergue comme présumés criminels.
En avril, dans un mois donc, devrait être organisée à Kinshasa, par le président Tshisekedi, une conférence internationale sur la paix, la sécurité et la justice, où pourrait être discutée la création de ce tribunal spécial pour le Congo. Est-ce pour vous l’aboutissement d’un combat que vous menez depuis longtemps ?
Quelque part, oui. Cela a été en tout cas une des revendications du docteur Mukwege. Maintenant, il faut voir jusqu’où on pourra aller et si ce ne sera pas instrumentalisé. Il ne faut pas que ce soit seulement un outil politique contre le Rwanda, même si évidemment, il faut dénoncer les crimes commis par le Rwanda et l’occupation actuelle en RDC sans tergiversation. Mais voilà, il y a des responsabilités internes au Congo, il faudra évidemment qu’elles soient mises en exergue.