(Par Jean Aimé Mbiya Bondo Shabanza)
Vice-Président et Représentant Adjoint en charge de la Politique et Diplomatie
Fédération des États-Unis d’Amérique – UDPS/Tshisekedi
Expert en Administration Publique et Analyste Socio-Politique
La jeunesse congolaise face à un grand malentendu historique
La République Démocratique du Congo (RDC), riche de sa jeunesse dynamique, traverse une période de déperdition morale et intellectuelle, particulièrement visible chez les jeunes. Autrefois acteurs clés des luttes pour l’indépendance et la démocratie – à l’image des figures emblématiques telles que Patrice Lumumba, qui affirmait : « L’avenir du Congo est entre les mains de sa jeunesse » (Lumumba, 1960) – ils semblent aujourd’hui désorientés et désabusés.
Cette situation résulte en grande partie de l’abandon systémique de la mission éducative de l’État, dont les politiques publiques n’ont jamais véritablement intégré une vision cohérente de la formation civique. Les programmes scolaires obsolètes et déconnectés des enjeux contemporains ne permettent ni la formation d’une conscience citoyenne critique, ni l’éveil à la responsabilité collective. En paraphrasant Paulo Freire, on pourrait dire que l’école congolaise a trop souvent été un lieu de « domestication plutôt que de libération » (Freire, 1974).
Par ailleurs, la jeunesse congolaise est constamment exposée à une avalanche de distractions numériques superficielles, promouvant des modèles de réussite sans effort, basés sur le gain facile et l’imitation servile de cultures étrangères. Ce phénomène, combiné au vide laissé par les institutions éducatives, a détourné les jeunes de toute réflexion sur le devenir collectif. Le concept de nation se perd dans un individualisme rampant où la seule réussite valorisée est celle qui s’affiche. Comme le rappelait Frantz Fanon, « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » (Fanon, 1961). Il semble que notre jeunesse peine aujourd’hui à identifier la sienne.
Ce vide idéologique a également permis l’émergence de figures populistes et opportunistes qui manipulent la jeunesse par des discours émotionnels sans vision structurée. En l’absence d’une élite intellectuelle proche des réalités sociales et capable d’encadrer cette jeunesse, l’avenir politique et moral du pays est gravement compromis. On assiste à une génération qui se cherche, sans boussole ni tuteur crédible, évoluant dans un monde où l’indignation est à la mode, mais l’action structurée est quasi inexistante. Aimé Césaire nous mettait en garde contre cette dérive lorsqu’il écrivait : « Il n’y a pas de dignité sans lucidité » (Césaire, 1956).
Il est donc impératif que l’État, les organisations politiques et les leaders d’opinion assument leur rôle. Il faut mettre en place une politique publique volontariste pour réconcilier la jeunesse congolaise avec son histoire, son présent et son avenir. Cela suppose une réforme en profondeur de l’éducation nationale, une revalorisation du rôle des intellectuels dans l’espace public, et une responsabilisation des médias. Cheikh Anta Diop rappelait que « la jeunesse est le segment le plus dynamique d’un peuple : elle est le levain de l’histoire » (Diop, 1981). Si ce levain est corrompu, c’est tout le processus de construction nationale qui échoue.
La refondation nationale ne peut se faire sans une jeunesse lucide, formée, engagée et surtout structurée. C’est à cette condition que le Congo pourra espérer un renouveau véritable.
Les bars (Ngandas) comme lieux de déconstruction sociale
Autrefois marginalisés, les « ngandas » sont aujourd’hui devenus les principales arènes de socialisation dans les milieux urbains congolais. Mais loin d’être des lieux d’échange enrichissants, ils se transforment progressivement en espaces de fuite du réel, où la jeunesse cherche à anesthésier sa conscience dans l’alcool, la musique assourdissante et des conversations souvent superficielles. Le bar devient ainsi l’endroit où l’on oublie la crise, le chômage, la misère, plutôt que l’endroit où l’on les discute.
La banalisation de cette fréquentation massive des ngandas est le reflet d’un profond désespoir social. Dans une société en panne de repères structurants, ces lieux deviennent les exutoires d’une jeunesse frustrée, sans perspective, qui noie son désenchantement dans l’ivresse collective. Le problème n’est pas tant la consommation de bière que le remplacement des lieux de savoir, de débats et d’initiatives civiques par des lieux de distraction stérile. La bibliothèque est vide, mais le bar est plein. Comme l’affirme le sociologue Jean-Claude Kaufmann, « la légèreté apparente du quotidien masque souvent une grande violence symbolique » (Kaufmann, 2004).
Cette dynamique traduit également une défaillance totale des politiques culturelles et urbaines de l’État. Aucune infrastructure publique sérieuse n’est dédiée à la jeunesse dans les quartiers populaires. Pas de maisons de jeunes, pas de centres culturels fonctionnels, pas de bibliothèques accessibles. L’urbanisation chaotique favorise l’implantation anarchique de ngandas, souvent sans régulation, et parfois même protégés par des réseaux d’influence politico-économiques. Cela illustre ce que Lefebvre (1968) dénonçait comme la perte du « droit à la ville » : un droit d’accès à un espace public qui élève, qui forme, et qui libère.
De plus, ces lieux favorisent une culture de l’instant, une forme de décadence quotidienne où l’on cultive la futilité, la rumeur, le paraître et l’oubli. Les conversations sur la politique, la société ou l’économie y sont souvent remplacées par des débats sur les musiciens, les relations amoureuses et les querelles interpersonnelles. L’engagement citoyen cède la place à une forme de vacuité collective, qui affaiblit la capacité du peuple à se projeter dans un projet national. Comme le soulignait Bourdieu, l’espace social est structuré de telle manière que certaines pratiques culturelles sont associées à la domination, d’autres à la marginalisation (Bourdieu, 1979).
Il devient donc urgent de réhabiliter des lieux publics de formation et de débats. Pourquoi ne pas transformer certains ngandas en espaces hybrides, accueillant à certaines heures des discussions citoyennes, des séances de projection ou des ateliers communautaires ? Le défi est de réconcilier la jeunesse avec des espaces de vie sociale plus productifs, qui ne sabotent pas sa lucidité mais au contraire la stimulent.
Les églises dites de réveil : spiritualité ou endormissement collectif ?
En République Démocratique du Congo, les églises dites de réveil se sont multipliées de manière spectaculaire au cours des dernières décennies, au point de devenir l’un des piliers visibles du paysage urbain et social. Présentes dans presque chaque quartier, elles répondent à un vide laissé par un État défaillant, notamment en matière de services sociaux, d’encadrement psychologique et de soutien moral. Ce phénomène s’est enraciné dans un contexte de pauvreté endémique, d’insécurité et d’instabilité politique, où la foi devient souvent le seul refuge pour des populations abandonnées. Toutefois, cette spiritualité, loin de libérer, est dans bien des cas instrumentalisés à des fins de contrôle, comme le souligne Mbembe (2001), qui parle du « gouvernement par le spirituel » dans les sociétés postcoloniales africaines.
Ces églises captent l’espérance populaire en promettant des miracles à court terme, une prospérité surnaturelle et des délivrances instantanées, tout en culpabilisant les fidèles pour leurs échecs. L’enseignement biblique y est souvent détourné au profit d’une rhétorique de la peur et de l’attente passive. Le pasteur devient le dépositaire de la vérité absolue, souvent au détriment du discernement personnel et de l’autonomie spirituelle des croyants. Le sociologue Jean-Pierre Bastian (1994) évoque une « économie de la foi », où les bénédictions sont conditionnées par la dîme, les offrandes ou la soumission au leader religieux. En RDC, cette logique s’est industrialisée, donnant lieu à un véritable marché religieux, parfois non fiscalisé, où l’espoir devient un produit et les fidèles, des clients.
Le danger réside dans le fait que ces églises, loin d’éveiller les consciences, contribuent à l’endormissement collectif. La pauvreté, le chômage, l’insécurité, les violences sexuelles ou encore la corruption sont transformés en malédictions spirituelles à exorciser, plutôt qu’en injustices sociales à combattre. Cette interprétation mystique de la souffrance dépolitise la misère. L’engagement civique s’efface au profit d’une attente eschatologique. À Kinshasa, des jeunes préfèrent passer des journées entières dans des veillées de prière plutôt que de s’organiser pour réclamer leurs droits. Comme le note Ka Mana (2000), « la foi chrétienne ne doit pas être une fuite du monde, mais une force de transformation de la société ».
Pire encore, un certain nombre de pasteurs autoproclamés, sans formation théologique rigoureuse ni légitimité ecclésiale, deviennent des figures charismatiques incontrôlées, parfois liées à des réseaux politiques ou économiques opaques. Ils servent de relais électoraux, échangent leur influence contre des privilèges, et légitiment même parfois des régimes autoritaires. Cette alliance perverse entre le religieux et le politique crée un climat où la foi devient une arme de manipulation. Le Groupe d’Étude sur le Congo (GEC, 2020) a révélé dans ses travaux que certaines églises sont utilisées comme des instruments de mobilisation électorale ou de blanchiment d’image pour des politiciens impopulaires.
Il devient urgent de repenser le rôle des confessions religieuses dans la vie nationale. Un cadre légal rigoureux devrait encadrer la création et le fonctionnement des églises, imposé des exigences de transparence financière, de formation des responsables religieux, et d’engagement social clair. Une foi saine ne peut prospérer que dans une société critique, éduquée et organisée. Les églises doivent redevenir des lieux d’espoir éclairé, d’éveil des consciences, de solidarité et de justice sociale, comme le fut autrefois l’Église catholique dans ses luttes pour la démocratie en RDC. La spiritualité ne doit pas être un anesthésiant, mais un catalyseur de transformation individuelle et collective.
Les partis politiques : instruments de changement ou pièges de carriérisme ?
Les partis politiques devraient constituer le socle vivant de toute démocratie. Théoriquement, ils sont censés être des espaces de débat public, des lieux de formation civique et politique, des vecteurs de structuration de la volonté populaire et des plateformes d’élaboration des projets de société. En RDC, cette noble mission a été largement détournée au profit d’une dynamique opportuniste et individualiste. Les partis, au lieu d’incarner une vision ou un idéal collectif, servent souvent de tremplins à des ambitions personnelles. En 2023, la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) recensait plus de 600 partis politiques enregistrés, un chiffre révélateur non pas d’un pluralisme démocratique florissant, mais d’une prolifération anarchique de formations sans base idéologique ni structures internes solides (CENI, 2023). Nombre d’entre eux n’existent que sur papier, s’activant uniquement à la veille des élections.
Cette inflation partisane illustre une crise profonde de confiance dans les institutions politiques. La logique du clientélisme et du carriérisme y supplante celle de l’intérêt général. Dans ce contexte, le nomadisme politique, où les acteurs changent de partis comme de vestes selon les conjonctures et les intérêts personnels, est devenu monnaie courante. Le Groupe d’Étude sur le Congo (GEC), dans un rapport de 2021, révélait que plus de 60 % des députés avaient changé de formation politique entre deux scrutins, non pas par conviction idéologique, mais par calcul électoral (GEC, 2021). Ce comportement fragilise toute tentative de construction d’une culture politique stable et contribue à la désillusion généralisée de la population.
Ce dysfonctionnement affecte particulièrement la jeunesse congolaise, souvent réduite à une main-d’œuvre politique corvéable à merci : colleurs d’affiches, animateurs de meetings, ou boucliers humains lors de manifestations. Leur engagement est utilisé de manière instrumentale, puis ignoré une fois les objectifs électoraux atteints. En dépit de leur poids démographique – près de 65 % de la population congolaise a moins de 25 ans (UNFPA, 2023) – les jeunes sont systématiquement écartés des postes de décision au motif fallacieux du manque d’expérience. Cette marginalisation s’accompagne d’un discours paternaliste qui nie aux jeunes toute légitimité à diriger, dans un système figé et dominé par une gérontocratie adossée à des réseaux clientélistes et régionaux (Tshiyoyo, 2020).
Ainsi, au lieu de jouer leur rôle d’écoles de leadership démocratique, les partis congolais se comportent comme des clubs fermés, gouvernés par une poignée d’individus souvent inamovibles. L’ascension politique ne repose pas sur la compétence ou la vision, mais sur l’allégeance et la loyauté personnelle envers les « grands ». Les mécanismes internes de délibération, de débat idéologique ou de renouvellement démocratique sont quasi inexistants. Même les congrès et autres assises censées refléter une dynamique interne sont souvent de simples formalités destinées à reconduire les chefs en place. Très peu de partis disposent de structures de formation continue, de laboratoires d’idées, ou de programmes éducatifs structurés pour encadrer leurs membres.
Cette absence de rigueur interne et de culture de gouvernance rejaillit inévitablement sur la qualité des politiques publiques. Un parti qui ne sélectionne pas ses candidats avec exigence, qui n’investit pas dans la formation de ses cadres, et qui ne consulte pas sa base, produit des dirigeants peu compétents, peu représentatifs et souvent déconnectés des réalités du peuple. Dans les assemblées provinciales et au Parlement national, cela se traduit par des débats creux, des motions orientées par des intérêts personnels, et une faible production législative utile au citoyen. Ce constat participe à l’affaiblissement du lien de confiance entre les gouvernés et les gouvernants, une fracture de plus en plus visible dans les enquêtes d’opinion (Afrobarometer, 2022).
Pourtant, des lueurs d’espoir subsistent. De nouveaux partis ou mouvements, souvent portés par des intellectuels, des activistes ou des jeunes, tentent d’introduire une autre façon de faire de la politique. Ces initiatives promeuvent une gouvernance participative, la transparence, la reddition de comptes, et l’ancrage communautaire. Des plateformes comme LUCHA ou FILIMBI ont démontré la capacité de la jeunesse congolaise à s’organiser de manière structurée et responsable. Toutefois, leur pénétration reste limitée par l’environnement politique hostile, l’absence de financement public équitable et les blocages administratifs entretenus par les partis traditionnels.
Il devient donc impératif de refonder le système partisan congolais. Cela passe d’abord par une réforme rigoureuse du cadre légal, limitant le nombre de partis actifs à ceux qui remplissent des critères de fonctionnement interne, de transparence financière, et de présence effective sur le terrain. Ensuite, il faut imposer la démocratie interne obligatoire, avec des mécanismes de renouvellement, des quotas pour les jeunes et les femmes, et des audits indépendants. Enfin, l’éducation civique doit devenir une priorité nationale, intégrée au système éducatif dès le secondaire, afin de former les citoyens de demain. Comme le souligne le politologue Jean-Marie Tshiyoyo (2021), « les partis politiques ne peuvent jouer leur rôle que s’ils sont eux-mêmes soumis aux principes démocratiques qu’ils prétendent défendre » (p. 157).