«En effet, il est impératif que les responsables politiques et militaires des crimes internationaux perpétrés en RDC répondent enfin de leurs actes devant la justice pénale nationale ou internationale, car l’impunité généralisée dont jouissent les auteurs et les instigateurs de ces graves violations des droits humains et du droit international humanitaire explique largement que de telles atrocités se poursuivent quotidiennement jusqu’à aujourd’hui », a indiqué le Prix Nobel de la paix 2018, Dr Denis Mukwege dans une déclaration faite à l’occasion des 15 ans de la publication du Rapport Mapping par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’Homme. D’après lui, ce rapport peine encore à sa mise en œuvre sur le terrain. L’intégralité de sa déclaration est reprise ci-dessous.
Déclaration à l’occasion des 15 ans de la publication du Rapport Mapping du UN Human Rights Council
Le 1er octobre 2010, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’Homme (HCNUDH) publiait, malgré de fortes pressions des autorités du Rwanda, le rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits humains et droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République Démocratique du Congo (RDC).
Ce document dense et détaillé, basé sur des enquêtes et des recherches rigoureuses, est le fruit d’un travail d’un an effectué par une équipe d’experts des Nations Unies spécialisés en droits humains. La publication de ce rapport avait suscité un énorme espoir dans le chef des victimes et des communautés martyres car il ambitionnait de mettre fin à la culture de l’impunité concernant les crimes les plus graves commis à l’occasion de l’une des pages les plus tragiques de l’humanité et de l’histoire récente de la RDC.
Ce rapport est avant tout une véritable cartographie documentant 617 « incidents » violents commis entre 1993 et 2003 qui suggèrent que des sérieuses violations des droits humains et du droit humanitaire ont été commises par toutes les parties dans les guerres qui ont dévasté la RDC. Ces conflits armés ont eu une forte dimension internationale : le pays a été occupé par de nombreux pays tiers, notamment le Rwanda et l’Ouganda qui ont déstabilisé la RDC pour piller ses richesses minières stratégiques. Le rapport conclut que la majorité des crimes documentés peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Certains actes pourraient même être constitutifs du crime de génocide s’ils étaient portés à la connaissance d’un tribunal compétent.
Quinze ans après, l’absence de volonté politique des autorités congolaises pour mettre en œuvre les recommandations formulées dans ce rapport est particulièrement choquante mais peu étonnante lorsque l’on sait que des seigneurs de guerre occupent toujours des postes au sein des forces de sécurité, du gouvernement et dans les institutions. Aucune initiative sérieuse n’a été menée en matière de poursuites pénales, de recherche de la vérité et de réformes institutionnelles visant à garantir la non-répétition de ces atrocités.
Le seul mécanisme de la justice transitionnelle qui a retenu l’attention à ce jour, à savoir les réparations, laisse un goût amer. Nous profitons de cette déclaration pour exprimer aux côtés des victimes et des survivants notre profonde indignation suite à des allégations accablantes de corruption et de détournements de fonds qui viseraient le Fonds national de réparation des victimes de violences sexuelles et des crimes de guerre (FONAREV) créé en 2022 et le Fonds spécial de réparation et d’indemnisation aux victimes des actes illégaux de l’Ouganda en RDC (FRIVAO), censé exécuter l’arrêt historique de la Cour internationale de justice (CIJ) prononcé le 9 février 2022. Ces allégations doivent être enquêtées de manière indépendante par la justice pour éviter que la RDC n’apparaisse comme État patrimonial et prédateur insultant les victimes congolaises et la mémoire de millions de morts.
En outre, nous déplorons l’absence de réactions fortes de la communauté internationale et le système de double standard qui sape sa crédibilité face aux injustices de notre monde.
Aujourd’hui nous réitérons une analyse simple et claire : après plus de 25 ans de présence d’une mission de maintien de la paix en RDC, l’option sécuritaire et militaire n’a pas donné les résultats escomptés et le climat d’impunité a alimenté les agressions récidivistes et la répétition des atrocités de masse, à l’instar de la recrudescence du groupe armé M23, dirigé et contrôlé par l’armée rwandaise. Nous devons retenir les erreurs commises par le passé et ne plus accepter que les responsables des crimes les plus graves soient récompensés par des amnisties, des promotions dans les institutions ou l’intégration dans les forces de sécurité et de défense. Toute initiative de paix crédible et durable doit placer la justice et la redevabilité au cœur des efforts en cours et à venir pour briser le cycle infernal de la violence et de l’impunité.
En effet, il est impératif que les responsables politiques et militaires des crimes internationaux perpétrés en RDC répondent enfin de leurs actes devant la justice pénale nationale ou internationale, car l’impunité généralisée dont jouissent les auteurs et les instigateurs de ces graves violations des droits humains et du droit international humanitaire explique largement que de telles atrocités se poursuivent quotidiennement jusqu’à aujourd’hui, comme l’a illustré le récent Rapport de la Mission d’établissement des faits du HCDH sur la situation dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu de la République démocratique du Congo, qui préfigure le travail d’une commission d’enquête à déployer sans plus tarder.
Seule une justice indépendante et impartiale est habilitée à établir les chaines de responsabilités militaires et politiques pour les crimes du passé et du présent, perpétrés en RDC par toute une série d’acteurs étatiques et non étatiques, congolais et étrangers. Ces faits sont documentés et connus de tous.
Chacun doit faire face à ses responsabilités. On ne construira pas la paix sur des mensonges et la mauvaise foi. Nous appelons la Cour Pénale Internationale à poursuivre ses enquêtes en RDC et tous les États, notamment européens, à recourir au principe de la compétence universelle, à l’instar de la procédure engagée contre Roger Lumbala en France.
En outre, le temps est venu pour les autorités congolaises et la communauté internationale de mettre en place un Tribunal Pénal Spécial pour la RDC et des chambres spécialisées mixtes : le droit doit être dit et il est impératif que les auteurs présumés et les commanditaires des crimes imprescriptibles perpétrés en RDC répondent de leurs actes devant la justice.
Nous prenons bonne note des engagements réitérés récemment par le Président de la République lors de la 80e session de l’Assemblée Générale des Nations Unies ainsi que de la volonté du Ministre de la Justice de renforcer la lutte contre l’impunité en soulignant l’urgence de mettre en place un Tribunal International pour la RDC.
Il s’agit aujourd’hui de traduire ces promesses dans une politique nationale de justice transitionnelle. Il faut non seulement dire le droit et rendre la justice mais aussi établir la vérité, réparer les torts faits aux victimes et aux communautés affectées et assurer le non-renouvellement des atrocités par des réformes profondes des institutions, notamment du secteur de la sécurité. Ce n’est que dans ces conditions que l’on pourra passer au stade de la réconciliation et construire une paix juste et durable en RDC et coexister pacifiquement dans la sous-région des Grands Lacs africains.
Nous réitérons notre demande de rendre publique la base de données du HCDH, actuellement confidentielle, identifiant les auteurs présumés des 617 incidents violents documentés dans le rapport du projet Mapping et exhortons les autorités congolaises, la société civile et les partenaires techniques et financiers d’exploiter les différents outils de la justice transitionnelle, aussi bien les mécanismes judiciaires que non judiciaires, pour garantir aux victimes congolaises leurs droits à la justice, à la vérité, à des réparations et à des garanties de non-répétition.