La rentrée judiciaire 2025-2026 du Conseil d’Etat s’est poursuivie avec un second temps fort, complémentaire au discours de la Première Présidente. Devant le Président de la République, les corps constitués, les magistrats de l’ordre administratif et les représentants du monde juridique, le Procureur général près le Conseil d’Etat, Mukolo Nkokecha Jean-Paul, a livré, hier jeudi 13 novembre 2025, une mercuriale magistrale consacrée à l’usage abusif de la procédure des référés dans le contentieux administratif congolais. Une intervention dense, analytique, parfois alarmante, mais toujours orientée vers la consolidation de l’Etat de droit et la préservation de l’efficacité de la justice administrative.
La procédure de référé : un outil stratégique mis à rude épreuve
Dans son introduction, le Procureur général rappelle que le référé en droit administratif congolais est, par essence, une procédure d’urgence permettant au juge d’intervenir pour prévenir un préjudice grave et irréversible ou pour suspendre l’exécution d’un acte administratif manifestement illégal. Il s’agit d’une innovation majeure introduite par la loi organique du 15 octobre 2016, pensée comme un rempart contre l’arbitraire administratif.
Mais, face à l’afflux des recours, à l’évolution des pratiques et à l’inventivité des requérants, cette procédure d’exception semble de plus en plus détournée de son objectif initial. Selon les chiffres avancés, 304 requêtes en référé ont été enrôlées au Conseil d’État entre 2023 et 2025, accompagnant la majorité des recours en annulation. Seule une petite moitié de ces demandes (51,9 %) a été déclarée fondée.
Cette inflation traduit non seulement un recours massif à la justice d’urgence, mais également une tendance à invoquer les référés pour des motifs qui, souvent, excèdent leur vocation légale.
Considérations générales : une procédure d’urgence confrontée à une utilisation inappropriée
Le Procureur général établit un diagnostic sans concession : le référé, conçu pour la protection immédiate des droits, est de plus en plus utilisé comme un instrument de stratégie, de pression, voire d’obstruction. Le juge administratif se trouve ainsi saisi pour des cas qui ne présentent ni gravité exceptionnelle, ni imminence du préjudice, ni nécessité absolue d’intervention.
Ce glissement est alimenté par deux éléments principaux : l’absence d’intérêt légitime dans certains recours et l’intention malveillante ou strictement dilatoire de certains requérants. L’usage du référé devient alors un outil destiné non pas à rétablir la légalité, mais à gagner du temps, bloquer une décision administrative ou orienter un rapport de force.
La mercuriale souligne qu’une telle déviance altère la conception originelle du référé, porte atteinte à la sécurité juridique et expose la juridiction à une surcharge difficilement soutenable.
Les catégories de référés et leurs dérives potentielles
Afin de structurer son analyse, Mukolo Nkokecha rappelle les trois référés généraux prévus par la loi organique : référé-suspension, référé-liberté et référé-conservatoire. Chacun obéit à des critères précis, dont la rigueur est indispensable pour préserver la solidité du contentieux administratif.
Sur le référé-suspension : prévu à l’article 282, il permet de suspendre l’exécution d’une décision administrative lorsqu’il existe un doute sérieux quant à sa légalité. Il suppose l’existence d’un recours au fond et l’absence d’exécution complète de l’acte. L’absence de ces conditions entraîne l’irrecevabilité de la demande.
Sur le référé-liberté : il vise la sauvegarde d’une liberté fondamentale menaçée par une décision administrative grave et manifestement illégale. Deux conditions sont exigées : une atteinte grave et immédiate, et le caractère fondamental de la liberté en jeu.
Sur le référé-conservatoire : Il permet d’ordonner toute mesure utile en dehors de toute décision administrative contestée, dès lors que l’urgence et l’utilité de la mesure sont établies. Or, ces catégories sont aujourd’hui le terrain d’une série d’abus identifiés avec précision par le Procureur général dont des abus dilatoires, répétitifs, de complaisance et de mauvaise foi.
A cela, la mercuriale distingue quatre grandes manifestations de l’usage abusif des référés.
D’abord, le référé dilatoire qui est introduit dans le seul but de retarder l’exécution d’une décision administrative. L’objectif du requérant n’est pas de faire reconnaître une illégalité, mais de gagner du temps, parfois pour des motifs purement politiques, économiques ou personnels.
Ensuite, le référé de mauvaise foi ou de convenance dont le type d’action repose sur une intention manifeste de nuire, de tromper l’administration ou de bloquer une procédure sans justification légitime. Il s’agit d’un détournement volontaire de l’esprit de la loi.
Egalement, le référé de complaisance qui désigne un référé initié sans véritable litige, parfois en connivence avec un agent de l’administration, afin d’obtenir une décision destinée à couvrir ou légitimer une irrégularité.
Enfin, le référé répétitif pour lequel le requérant introduit plusieurs référés identiques ou similaires, parfois dans différentes juridictions ou à des intervalles rapprochés, pour contourner une première décision défavorable.
Ces différentes pratiques constituent autant de formes de dévoiement que la justice administrative doit aujourd’hui combattre.
Les conséquences : saturation de la juridiction, perte de crédibilité et instrumentalisation politique
La surcharge du Conseil d’Etat est l’un des constats les plus préoccupants. La multiplication des référés engendre un encombrement du rôle, affecte la capacité du juge à statuer dans des délais raisonnables et détourne les ressources humaines et matérielles de la juridiction.
La perte du caractère urgent de la procédure est une autre dérive majeure. La banalisation du référé le dépouille de sa vocation protectrice et affaiblit l’ensemble du système contentieux.
Enfin, son instrumentalisation politique mine dangereusement la confiance dans l’institution judiciaire. Certains référés sont utilisés pour bloquer des marchés publics, contester des nominations, paralyser des décisions financières ou influencer des rapports administratifs sensibles. Ces pratiques portent atteinte non seulement à la justice administrative, mais également à la gouvernance publique.
Les mécanismes de lutte : filtrage, rigueur juridique et réformes institutionnelles
Le Procureur général appelle à renforcer les pouvoirs de filtrage du juge des référés. Le juge doit pouvoir rejeter immédiatement les requêtes manifestement infondées, non urgentes ou irrecevables, sans être contraint de convoquer les parties.
L’exigence de preuve de l’urgence et du doute sérieux doit être interprétée avec davantage de rigueur. La conciliation entre célérité et sécurité juridique dépend largement de cette exigence.
La mercuriale plaide également pour une participation accrue du ministère public aux audiences de référé. Le ministère public constitue une garantie d’équilibre institutionnel, de transparence et de protection de l’intérêt général.
Au plan normatif, Mukolo Nkokecha recommande d’instaurer des sanctions pécuniaires contre les recours manifestement abusifs. De telles mesures, inexistantes actuellement, permettraient de dissuader les requérants de détourner cette procédure d’urgence.
L’harmonisation de la jurisprudence, la digitalisation des dossiers, la meilleure traçabilité des recours et la réforme éventuelle du siège, notamment par un recours accru à des formations collégiales, constituent d’autres pistes évoquées.
Une vision de refondation pour restaurer l’efficacité du contentieux d’urgence
A travers cette mercuriale, le Procureur général invite la communauté juridique à une prise de conscience collective. Restaurer l’intégrité de la procédure de référé, c’est contribuer à l’équilibre entre pouvoir administratif et droits des administrés. C’est aussi garantir une justice accessible, efficace, cohérente et respectueuse de l’État de droit.
L’analyse livrée à l’occasion de la rentrée judiciaire 2025-2026 s’inscrit dans la continuité des efforts du Conseil d’État pour consolider l’édifice de la justice administrative. Après la Première Présidente, qui a consacré son discours à la portée du recours administratif préalable, le Procureur général met en lumière les défis de la justice d’urgence et propose des solutions structurelles pour préserver la stabilité juridique du pays.
En réunissant ces deux interventions, la rentrée judiciaire du Conseil d’État apparaît comme un moment déterminant de réflexion, d’évaluation et de projection, au service d’une justice administrative moderne, protectrice et pleinement engagée dans la promotion de l’État de droit.
John Ngoyi