L’Exécutif National a-t-elle sonné le glas de la décentralisation en RDC ?
(Par Paulin Punga Kumaking)
Depuis 2007, les personnes avisées avaient déjà compris que le pouvoir central était le fossoyeur de la décentralisation en République Démocratique du Congo. Il ne voulait pas de ce mode d’organisation administrative qui dépouillait, en fait, de certaines prérogatives les autorités nationales, en l’occurrence le contrôle direct sur les provinces et les entités territoriales décentralisées(ETD). Pourtant, cette modalité d’administration et de gouvernance de l’Etat a bien été pendant longtemps l’une des marques de la quête démocratique dans laquelle s’était engagé le peuple congolais, qui en avait marre avec la tradition centralisatrice du pouvoir d’Etat.
A la Conférence Nationale Souveraine (CNS) tout comme au Dialogue intercongolais, la décentralisation avait été identifiée comme l’une des options fondamentales du « Nouvel ordre politique » qui devait être instauré. Pour accomplir ce vœu longtemps exprimé par le peuple congolais, le constituant du 18 février 2006 la consacra tant au niveau administratif que politique. C’est grâce à cette dernière modalité de la décentralisation que les provinces ont acquis le statut d’« entités politiques autonomes » qui devaient désormais échapper au contrôle hiérarchique des autorités centrales. Outre la Constitution, de nombreux textes légaux furent adoptés dans la foulée pour faciliter la mise en œuvre de cette nouvelle forme d’organisation administrative. Cependant, chaque fois qu’une occasion s’est présentée pour poser un diagnostic susceptible d’évaluer la décentralisation en RDC, la conclusion à laquelle on aboutit est toujours ce constat malheureux : on avait bel et bien une décentralisation des textes qui peinait à émerger dans les têtes des autorités politiques du pouvoir central.
Le Président de la République, un démiurge omniprésent
Dans un régime démocratique, le Président de la République est une institution importante tant du point de vue de ses attributions que du point de vue de son prestige politique. Dans un régime de type parlementaire, il partage les pouvoirs gouvernementaux avec le Premier ministre qui, généralement, conduit l’action gouvernementale, en coordonnant l’administration de tous les secteurs vitaux de l’Etat constitués en départements ministériels pilotés par ses ministres (article 93 alinéa 1er de la Constitution).
Pendant que le Premier ministre et ses ministres gèrent quotidiennement les secteurs vitaux de l’Etat, le Président de la République, lui, est chef de l’Etat et représente la nation ; il veille au respect de la Constitution, assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des institutions ainsi que la continuité de l’Etat (article 69 de la Constitution).
Ces attributions le place en dehors de l’exécution des tâches quotidiennes de gestion de l’Etat : il ne peut pas construire des infrastructures, il ne peut pas offrir la nourriture et la boisson aux populations, il ne peut assurer les soins aux nécessiteux, etc. Et dans le contexte de la décentralisation, les provinces et les entités territoriales décentralisées qui sont dotées de leurs organes exécutifs, s’adonnent aussi à l’exécution de leurs besoins prioritaires sans devoir se référer et attendre les autorités du pouvoir central.
Mais obnubilées par un lourd héritage dictatorial, les autorités gouvernementales tant nationales que provinciales appellent sans cesse le Président de la République à tout faire, à tout penser et à tout orienter pendant qu’elles acceptent volontiers d’être de « simples exécutants » de sa souveraine volonté. En effet, c’est le Président qui est l’architecte de tout et qui intervient, par conséquent, partout à la fois. La perpétuation de cet héritage dictatorial infantilise les gouvernants qui ne peuvent, dans ces conditions, prendre des initiatives de développement au bénéfice des populations dont ils ont la charge de direction.
L’incompréhensible activisme du Ministre de l’intérieur
Sans aucune base textuelle pertinente et convaincante, les différents ministres de l’Intérieur qui se sont succédés depuis 2007 au Gouvernement de la République décrètent la suspension des activités des assemblées provinciales, prétendant ainsi juguler des crises qui surviennent entre les organes délibérants et les organes exécutifs.
Si ces mesures sont prises pour maintenir l’ordre public, comme le prétendent généralement leurs auteurs, elles sont par ailleurs inconstitutionnelles parce que dans les rapports qui régissent le pouvoir central et les institutions provinciales, il n’y a nulle part où il est autorisé au Gouvernement de la République d’infliger une telle sanction à une institution provinciale qui dysfonctionne, de surcroit à une Assemblée provinciale dont le Ministre de l’Intérieur suspend le fonctionnement alors qu’il ne devrait entretenir aucun rapport avec cette institution.
Le gouverneur de province est, certes, le représentant du Gouvernement central (article 63 de la Loi sur la libre administration des provinces), mais uniquement lorsqu’il agit dans les domaines qui relèvent de la compétence exclusive du pouvoir central, en l’occurrence il gère et coordonne des services d’intérêt général qui relèvent de l’autorité exclusive du pouvoir central (article 64 de la Loi sur la libre administration des provinces).
Il peut s’agir du service de maintien de l’ordre public et de la sécurité de la province. Lorsqu’il coordonne une mission de la police qui traque une bande des subversifs, il agit en tant représentant du gouvernement et s’il ne prend pas de bonnes décisions, il peut en répondre auprès du Ministre en charge de la sécurité. Mais la plupart du temps, les interpellations et convocations dirigées contre les gouverneurs de province n’ont aucun lien avec ses attributions de représentant du Gouvernement central, mais avec ses attributions d’autorité provinciale qui jouit de l’autonomie politique vis-à-vis des autorités centrales.
Par exemple, si un gouverneur de province n’a pas bien exécuté des projets budgétairement financés, il devrait en répondre auprès des organes de contrôle habilités par les textes, à savoir l’Assemblée provinciale qui exerce un contrôle politique et par l’Inspection Générale des Finances(IGF), qui exerce un contrôle administratif des finances publiques.
Décider de la fermeture des Assemblées provinciales parce qu’elles menacent de renverser un gouverneur de province mis en cause, à tort ou à raison, est un acte politique sans aucun fondement juridique pertinent. Un Ministre de l’Intérieur s’était justifié en écrivant que « les assemblées provinciales, comme toutes les autres institutions provinciales relèvent du Ministre de l’Intérieur ». Loin de s’appuyer sur une disposition juridique, il prétendit « qu’il y a une jurisprudence en la matière et ce n’est pas une première. De 2009 à 2014, poursuivait-il, l’Assemblée provinciale de la province de l’Equateur a été fermée quatre fois pour raison de maintien de l’ordre public après presque des cas similaires. Il y a plus d’une année, les plénières de l’Assemblée provinciale du Nord-Kivu ont été fermées pour raison de maintien de l’ordre public par le Ministère de l’Intérieur dont relèvent justement la sécurité et l’ordre public ».
Une argumentation faible fondée sur l’analogie avec les actes posés par ses prédécesseurs. Si le maintien de l’ordre public sert de fondement pour ignorer l’autonomie politique des entités provinciales, la seule suspension des activités de ces institutions ne suffit pas, le Ministre de l’Intérieur devrait poursuivre en justice les auteurs de troubles à l’ordre public. Nous savons tous qu’aucun d’entre eux n’a jamais osé poursuivre en justice ces soi-disant troubles à l’ordre public et à la sécurité.
Ce qui les intéresse n’est que la paralysie des institutions provinciales. Lorsque les députés provinciaux souffrent du fait de nombreux arriérés de leurs émoluments, situation qui peut dégénérer en une insécurité, jamais le Ministre de l’Intérieur s’est montré aussi actif qu’il l’est pour l’exercice du contrôle parlementaire par ceux-ci.
Il en est de même lorsque les gouvernements provinciaux réclament à cor et à cri la part des ressources financières tirées des recettes à caractère national mobilisées en province. Pour ces questions brûlantes et existentielles pour les provinces, le Ministre de l’Intérieur est étrangement discret. C’est tout simplement injuste et cette injustice révèle les intentions cachées du pouvoir central qui sabote la décentralisation, et par surcroit les organes locaux qui sont censés la mettre en œuvre.
Les tireurs des ficelles sont connus mais jamais inquiétés
Les principaux déstabilisateurs des institutions provinciales sont des leaders politiques ressortissants des provinces mais qui siègent dans les institutions nationales. Ce sont des personnes qui prétendent que le fonctionnement harmonieux de leurs provinces d’origine dépend d’eux, et que sans eux, les gouverneurs ne peuvent exister ni résister.
Ce sont ces prétendus leaders qui, parfois, instrumentalisent les députés provinciaux, leur donnent parfois des motions conçues, voire rédigées à Kinshasa, pour faire chuter les gouvernements provinciaux dirigés par des gouverneurs qui ne leur obéissent pas, qui ne les entretiennent pas financièrement.
Comme on le voit, « le facteur essentiel qui milite en faveur du maintien d’un gouverneur à son poste n’est pas exclusivement ses vertus managériales, aussi extraordinaires soient-elles. Il y a aussi sa faculté à répondre aux différentes sollicitations de manducation des réseaux et agents politiques dominants ».
Ces « Kapitas », ainsi que les désigne Kabasu Babu, ont existé sous le régime kabiliste, ils existent encore aujourd’hui sous le régime Tshisekediste. Dernièrement, lors de la 64ème réunion du Conseil des ministres du 24 octobre 2025, la Vice-ministre de l’Intérieur, Eugénie Tshela, qui dressait un état des lieux sur cette instabilité des institutions provinciales, en l’absence de son titulaire, a été très claire et directe en pointant du doigt ces « tireurs des ficelles » pour leur sale besogne.
N’assiste-t-on pas là à une forme de sabotage délibérée de la décentralisation à partir de Kinshasa, se demandait un observateur ? C’est sur ces causes profondes que le pouvoir central, le Président de la République et le Gouvernement, devrait porter son attention pour éviter l’instabilité des institutions provinciales, et non traiter uniquement les symptômes, comme l’affirmaient les présidents des Assemblées provinciales face à la Première ministre qui les avait réunis pour examiner justement la question des tensions dans les institutions provinciales.
Les leaders politiques et chefs des partis qui tirent les ficelles sont identifiables et peuvent en toute logique, et s’il y a une claire volonté politique, être interpellés et dissuadés dans leur entreprise déstabilisatrice des provinces. Les simples communications et dénonciations ne suffisent pas.
Le contrôle parlementaire des exécutifs provinciaux suspendu, le contrôle des finances publiques provinciales par l’exécutif national instauré !
Ote-toi, que je m’y mette ! C’est tout simplement ce à quoi nous assistons actuellement. Déjà, la suspension d’une prérogative constitutionnelle, qui est intrinsèquement liée à la démocratie locale, est une mesure anticonstitutionnelle, antidémocratique et autoritaire qui n’a aucun sens en démocratie. Tenter de créer un lien entre les tensions dans les institutions provinciales et l’insécurité à l’Est de la République est déjà un raccourci trompeur contestable, voire un prétexte.
C’est comme qui dirait, « abandonnons la démocratie, parce qu’il y a une guerre à l’Est », ou alors, « ne nous soumettons plus à la Constitution parce qu’il y a la guerre », c’est tout simplement absurde dans un Etat de droit constitutionnel. Depuis 2007, ce genre de mesures ont souvent été prises par les ministres de l’Intérieur en dehors de tout contexte d’agression ou de guerre pour museler l’expression démocratique au sein des Assemblées provinciales, la seule différence est que, cette fois, elle est tentaculaire ou ostentatoire.
C’est une mesure dictée au Ministre de l’Intérieur par le Président de la République au cours de la 67ème réunion du Conseil des ministres et que ce dernier devait répercuter aux autorités provinciales. Quand on connait ce que le Président de la République actuel a comme idée sur les provinces, on aurait tendance à croire qu’il n’a exécuté que ce qu’il envisageait à l’encontre des provinces, mais qu’il n’a pas encore obtenu faute de révision constitutionnelle. Ce qui est paradoxal dans cette mesure de suspension de l’exercice d’une prérogative constitutionnelle et démocratique relevant des Assemblées provinciales est que « la Haute autorité, tout en instruisant la suspension des motions et en ordonnant la signature d’un Acte d’engagement par les députés provinciaux, les a exhorté en même temps à se conformer strictement à la Constitution, aux lois de la République, avertissant que des mesures exemplaires seront prises contre toute entreprise de déstabilisation ».
Comment peut-on demander aux députés provinciaux dont on a amputé une importante prérogative constitutionnelle, au mépris de la Constitution, de se conformer, dans l’exercice de leurs prérogatives, à cette même Constitution ?
Au cours du même mois de novembre où la mesure de suspension des motions de défiance a été obtenue au moyen d’une pression exercée sur les autorités provinciales, les Congolais ont été scandalisés de lire à travers les réseaux sociaux deux ordres de mission « illégaux » provenant successivement du Cabinet du Président de la République(N/Réf :1197 du 24 novembre 2025) et du Cabinet du Vice-Premier Ministre, Ministre de l’Intérieur(N°25/CAB/VPM/MININTERSEDECAC/SLBJ/556/2025 du 13 novembre 2025), et relatifs au contrôle des finances et des biens de la Ville/Province de Kinshasa. Comment peut-on aller aussi loin dans la sape de la décentralisation politique consacrée par le constituant du 18 février 2006 ? Il importe de rappeler tout d’abord que les finances du pouvoir central et celles des provinces sont distinctes (Article 43 de la Loi sur la libre administration des provinces) ; ensuite, en matière de contrôle des finances publiques provinciales, dans l’hypothèse de la suspension du contrôle politique susceptible d’être exercé par l’Assemblée provinciale, seuls les organes locaux et l’Inspection Générale des Finances qui dispose d’une compétence générale en cette matière, peuvent diligenter un contrôle des finances et des biens publics provinciaux.
Les organes locaux dont il est fait allusion sont des organes internes aux administrations locales, en l’occurrence les organes contrôleurs désignés d’un édit budgétaire. Tout autre contrôle initié en dehors de ces organes est illégal et relève de l’arbitraire.
De ce qui précède, il y a lieu de comprendre que le dysfonctionnement des institutions provinciales et de la décentralisation en général, est en grande partie l’œuvre du pouvoir central, d’abord du Ministre de l’Intérieur, des leaders politiques ressortissants des provinces et de la présidence de la République.
L’instabilité politique des provinces est, en deuxième lieu, entretenue par les institutions provinciales elles-mêmes, où les autorités se livrent à une guerre du leadership dont le soubassement est l’argent. Si ces instances qui ont délibérément pris en otage la décentralisation décident de la « libérer », elle fonctionnera optimalement et contribuera ainsi à impulser le développement à la base. Il faut, enfin, que les acteurs du pouvoir central se libèrent, eux aussi, du « vieux démon » de la centralisation qui les hante, et les hante toujours.
Paulin Punga Kumakinga
Doctorant en droit public à l’Université de Kinshasa & Chercheur au Centre de Recherches et d’Etudes sur l’Etat de droit en Afrique