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Page d’histoire : L’Informateur et le Formateur au Congo Belge en juin 1960

Par La Prospérité
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(Par Jean-Marie Mutamba Makombo, Professeur émérite/Université de Kinshasa)

On se la jouait serrée. A la Table Ronde politique belgo-congolaise il avait été décidé fin janvier 1960 que le Congo belge accéderait à l’indépendance le 30 juin 1960. Les élections provinciales et législatives venaient d’avoir lieu en mai 1960. M. Walter Ganshof Van Der Meersch fut nommé ministre des affaires générales en Afrique par un arrêté royal du 16 mai 1960. Il avait dans ses attributions le maintien de l’ordre et la mise en place des organes du pouvoir. Il arriva à Léopoldville le 20 mai.

Les députés nationaux et les sénateurs devaient approuver la formation du gouvernement central. Selon une tradition belge qui remonte à 1935, « l’informateur » a pour mission d’explorer la jungle politique et de débroussailler le terrain. Il fait part de ses contacts au roi qui désigne alors le formateur du gouvernement.

Au lendemain des élections, les états-majors des partis s’agitaient. Le 3 juin Jean Bolikango fit une déclaration. Son parti, le PUNA, était en train de mettre sur pied un Cartel d’Union Nationale dans lequel il y avait déjà le LUKA-PNP d’Albert Delvaux et Joseph Ileo, dirigeant du MNC-Kalonji rallié à l’Union Mongo. Ce Cartel se proposait de regrouper « les véritables nationalistes congolais », « les nationalistes de l’ordre, ceux qui aiment le Congo, ceux qui respectent la vie des Congolais, ceux pour qui la dignité humaine n’est pas un vain mot, ceux dont le comportement n’est pas uniquement dirigé par la soif du pouvoir ».

Le même jour, Patrice Lumumba prit le contre-pied au cours d’une conférence de presse : « Au nom de la démocratie, c’est le MNC-parti majoritaire aux élections par rapport à tous les autres partis – qui doit former le gouvernement. C’est au MNC que le roi des Belges doit faire appel pour la formation du gouvernement. C’est au MNC qu’il appartient, comme cela se fait dans tous les pays du monde, de faire appel à des partis minoritaires pour consolider sa majorité. On n’a vu nulle part au monde un leader d’un parti minoritaire former le gouvernement ou être désigné comme Chef de l’Etat ».

Patrice Lumumba accusa le gouvernement belge, le palais royal, le gouverneur général et tous les milieux officiels belges d’encourager le Cartel pour écarter son parti de l’exercice du pouvoir et désigner un gouvernement fantoche.

Le ministre Ganshof Van Der Meersch se rendit en consultation en Belgique. Une semaine plus tard, Patrice Lumumba signa le 10 juin un protocole avec les représentants du P.S.A. (A. Gizenga), du CEREA (A. Kashamura) et de la BALUBAKAT (R. Mwamba). L’Alliance Nationale ainsi constituée entendait déjouer les « intrigues qui se trament actuellement entre, d’une part, l’ancienne puissance coloniale et, d’autre part, des partis minoritaires pro-colonialistes – intrigues tendant à écarter les partis et les leaders nationalistes qui jouissent indubitablement de la confiance unanime du peuple ».

L’Alliance Nationale disposait en principe de 71 sièges sur 137 à la Chambre des Représentants alors que la majorité était de 69 voix : M.N.C.–L = 33 sièges. Cartel M.N.C.–L=3, U.N.C.=3, COAKA=2, P.S.A.=13, CEREA=10, Cartel Katangais (BALUBAKAT) =7. La composition du Sénat n’était pas encore connue ; la désignation des sénateurs devait commencer le lendemain 11 juin.

Toujours le 10 juin, le Cartel d’Union Nationale estimait de son côté pouvoir réunir un total de 80 voix à la Chambre des Représentants. Un accord venait d’être conclu entre l’ABAKO (12 sièges), l’ABAZI (1), le CEREA (10), la CONAKAT (8), la LUKA (4), le RECO (4), le PNP (11), le M.N.C. – Kalonji (8), le P.S.A. (13), le PUNA (7), le R.D.L.K. (1) et l’UNIMO (1).

On retrouve le P.S.A. et le CEREA dans les deux blocs antagonistes. Comment l’expliquer ? Les conflits latents au sein du P.S.A. réapparaissaient après les élections. C’était une rivalité de personnes et un conflit d’idées. La tendance modérée représentée par Cléophas Kamitatu était préoccupée de l’entente avec l’ABAKO dans le cadre provincial, la tendance radicale d’Antoine Gizenga était soucieuse de peser sur les grandes options à l’échelon national. Les deux tendances voulaient chacune engager le parti.

Déchirés eux aussi entre les intérêts régionaux et les préoccupations nationales, les dirigeants du CEREA ne se faisaient pas scrupule de manger à deux râteliers.

A son retour à Léopoldville le 12 juin, le ministre Ganshof annonça qu’il allait procéder, à partir du 14 juin, à la consultation des principaux groupes et personnalités politiques. Il transmettrait toutes les propositions au roi Baudouin ; celui-ci désignerait alors le formateur chargé de constituer une équipe ministérielle susceptible d’obtenir la confiance du parlement (art. 47 de la Loi fondamentale).

Impressionné par les propos de Lumumba, M. Ganshof Van Der Meersch lui confia le 13 juin la tâche qu’il se réservait encore la veille. Le président du M.N.C. fut chargé d’une mission d’information en vue de la constitution du premier gouvernement congolais. Il se mit au travail, et voulait élargir le plus possible la majorité dont il disposait avec son parti et ses alliances. Il approcha la CONAKAT le 14 juin. Le parti de Moïse Tshombe exigea à tout prix le ministère des affaires économiques et la défense nationale. Mais Lumumba ne pouvait lui offrir qu’une vice-présidence de la Chambre des Représentants et le portefeuille des affaires économiques. Les autres membres du Cartel d’Union Nationale se dérobèrent aux contacts. L’informateur poursuivit ses consultations vaille que vaille jusqu’au 17 juin.

Le 17 juin, le ministre déchargea Lumumba de sa mission d’informateur parce qu’il estimait qu’il n’était pas arrivé à une formule de gouvernement pouvant disposer de la large majorité d’unité nationale. Il choisit d’investir Joseph Kasa-Vubu comme formateur. La nuance n’échappa pas à Lumumba. Il vitupéra contre « un gouvernement fantoche issu de l’occulte complicité du gouvernement belge ».

Le leader de l’ABAKO rencontra les mêmes difficultés que Lumumba. Le président du M.N.C.–L. l’évita. Le CEREA estimait que ses revendications n’avaient pas été satisfaites. Antoine Gizenga déclarait que le formateur s’était entretenu avec des membres P.S.A. de la tendance Kamitatu qu’il n‘avait pas mandatés. La BALUBAKAT avait consolidé ses liens avec le M.N.C.–Lumumba après la signature d’un accord pour la constitution du gouvernement central le 15 juin.

Le 18 juin, Patrice Lumumba constitua « un gouvernement populaire » qu’il allait opposer au gouvernement Kasa-Vubu. Pour sortir de l’impasse, M. Ganshof Van Der Meersch favorisa une entrevue entre Kasa-Vubu et Lumumba le 19 juin au soir. Il n’en résulta aucun accord. Kasa-Vubu lorgnait le fauteuil de Chef de l’Etat, et offrait à Lumumba la présidence du Conseil dans une équipe gouvernementale formée par lui-même. Lumumba refusa d’être le prisonnier d’un cabinet imposé.

Le 20 juin au matin, Lumumba et les dirigeants des partis alliés au M.N.C.-L. proposèrent au ministre Ganshof Van Der Meersch d’apporter leur soutien à la candidature de Kasa-Vubu comme Chef de l’Etat. En revanche, celui-ci devait laisser Lumumba libre de former son cabinet. Kasa-Vubu n’accepta pas cette nouvelle suggestion. Il campait sur ses positions. Lumumba menaça alors de demander à son parti et à ses alliés de s’abstenir lors de l’élection du Chef de l’Etat. Le quorum requis ne pouvant être atteint, il n’y aurait pas de Chef de l’Etat avant le 30 juin. On était toujours dans l’impasse.

Le 21 juin, l’élection du bureau de la Chambre des Représentants constitua un test. Il débloqua la situation en révélant le véritable rapport des forces. Tous les candidats de l’Alliance Nationale furent élus : Joseph Kasongo (M.N.C.–L), Louis Mulundu (P.S.A.), Joseph Midiburo (CEREA), Ambroise Iba (P.S.A.), Alphonse Kambale (CEREA), Etienne Kihuyu (M.N.C.), Jean Mukalayi (BALUBAKAT). Ils furent élus avec 73, 74, 75 voix. Les candidats du Cartel d’Union Nationale étaient battus sans rémission.

La leçon des votes favorables au « bloc nationaliste » à la Chambre des Représentants fut la démission de Kasa-Vubu de sa tâche de formateur de gouvernement. Et c’est naturellement Lumumba qui fut investi à sa place le 21 même dans l’après-midi. Le président du M.N.C. reprit ses consultations. Instruits par le vote de la Chambre, plusieurs dirigeants du Cartel d’Union Nationale se pressèrent,  cette fois-ci,  au portillon pour négocier leur participation au gouvernement. Sans Lumumba, point de ministère ! Seul le M.N.C.–Kalonji qui rendait Lumumba responsable de son échec au Kasaï s’acharna à exiger le départ du nouveau formateur.

Le 22 juin, Lumumba offrit deux portefeuilles à l’ABAKO : le ministère des affaires étrangères qu’il souhaitait voir assumer par Kasa-Vubu, et celui des classes moyennes et du développement rural. Il s’y ajouterait des postes diplomatiques et des sièges de direction dans les organismes semi-publics. Le formateur promit aussi son intervention auprès des élus pour appuyer la candidature de Kasa-Vubu aux fonctions de Chef de l’Etat.

Le président de l’ABAKO réclama trois portefeuilles en plus des postes diplomatiques et des sièges dans les parastataux : le ministère de l’Intérieur, les Finances et un ministère d’Etat. Il demanda des garanties pour son élection au poste de Chef de l’Etat. Il souhaita l’élection au bureau du Sénat de personnalités n’appartenant pas à l’Alliance Nationale afin de contrebalancer l’influence de la Chambre. Et surtout, il accompagna sa lettre de la menace que brandissaient les Bakongo de « former une 7ème province autonome souveraine dans une confédération d’un Congo uni ».

L’élection du bureau du Sénat le 22 dans l’après-midi constitua un intermède dans les tractations. C’était la contre-épreuve. L’attention était d’autant plus sollicitée que la composition du Sénat était différente de la Chambre : tout dépendait de l’arbitrage du groupe des chefs coutumiers, des notables et des personnalités indépendantes. Aux termes des articles 13 et 33 de la Loi fondamentale, le président du Sénat était appelé à exercer provisoirement les fonctions de Chef de l’Etat en cas de vacance prolongée.

C’est au troisième tour de scrutin que la présidence du Sénat fut acquise de justesse par le candidat du Cartel d’Union Nationale, Joseph Ileo, secrétaire du M.N.C.–Kalonji, conseiller provincial élu à Léopoldville, coopté sénateur de la province de l’Equateur par l’Union Mongo. Il devait cette élection à son prestige de principal co-auteur du manifeste de Conscience Africaine. Par contre, les deux vice-présidences du Sénat échurent aux Candidats de l’Alliance Nationale : Jacques Masangu, vice-président de la BALUBAKAT, et Joseph Okito du M.N.C.–Lumumba.

A la lueur des votes du Sénat, le formateur de gouvernement poursuivit ses entretiens avec les principaux dirigeants du Cartel d’Union Nationale « dans un esprit de réconciliation et de concorde ». II fit des propositions concrètes à la CONAKAT, au P.N.P., au PUNA et à l’ABAKO. L’ABAKO maintenait ses exigences antérieures. Prudent, Kasa-Vubu exigeait un en­gagement contresigné par tous les partis de l’Alliance Nationale et garantissant son élection au fauteuil de Chef de l’Etat ; ce scrutin intervenait après l’investiture du gouvernement.

Le problème se corsa le 23 en début d’après-midi lorsque Jean Bolikango, président du PUNA, brigua aussi la magistrature suprême. Lumumba dé­clara apporter son appui personnel à Bolikango; mais il n’exigea à ce sujet aucune discipline de parti. Un compromis facilitant l’entrée de l’ABAKO dans le gouvernement central ne s’ébaucha qu’à 16h., six heures à peine avant la présentation du cabinet devant la Chambre des Représentants. Kasa-Vubu renonça aux engagements écrits, et Lumumba s’efforça de satisfaire les revendications de l’ABAKO.

Pour contenter les différents partis, Lumumba morcela les départements ministériels. Le ministère des Mines et des Affaires foncières fut dédoublé; le ministère du Travail fut détaché des Affaires Sociales, de même les Affaires économiques des Finances. Les matières économiques forent fragmentées : les affaires économiques proprement dites, la coordination économique et le plan, les classes moyennes, et le commerce extérieur. Le représentant du Congo en Belgique acquit le rang de ministre résident tout comme le délégué à l’O.N.U. Des postes de secrétaire d’Etat non prévus dans la loi fonda­mentale furent créés.

L’équipe gouvernementale était démesurée. Au total, le gouvernement comprenait 37 « excellences » : 23 ministres, 4 ministres d’Etat sans portefeuille et 10 secrétaires d’Etat La répartition des portefeuilles est instructive. Le M.N.C.-L. s’attribua grosso modo un tiers des ministères. Les partis alliés au M.N.C.–L. obtinrent aussi un tiers des ministères (P.S.A., CEREA, BALUBAKAT, COAKA, U.N.C.). Le tiers restant fut laissé aux partis du Cartel d’Union Nationale (UNIMO, RECO, PUNA, CONAKAT, ABAKO, LUKA/PNP).

Les dix secrétariats d’Etat furent répartis dans le même esprit. Le M.N.C.-L. se réserva trois postes. Trois postes furent confiés au Cartel d’Union Nationale. Le formateur de gouvernement intégra parmi ses secrétaires d’Etat un candidat malheureux aux élections : Alphonse Nguvulu, président du Parti du Peuple, fut chargé de la Coordination économique et du Plan. Maximilien Liongo, dirigeant du syndicat APIC, fut placé au secrétariat d’Etat à la Justice. Deux universitaires furent retenus pour les affaires étrangères (André Mandi) et les finances (André Tshibangu).

Paradoxalement trois des quatre ministères d’Etat furent attribués aux
partis du Cartel d’Union Nationale : Charles Kisolokele (ABAKO), fils aîné de
Simon Kimbangu, André Genge (PUNA), Paul Bolya (P.N.P. rallié à l’UNIMO). Seul Georges Grenfell (M.N.C.-L.) représentait le bloc nationaliste. Ces
ministères d’Etat furent créés davantage pour rencontrer les exigences du
Cartel. 

La grande majorité des ministres était des parlementaires tandis que la plupart des secrétaires d’Etat ne l’était pas. Comme le prescrivait l’article 35 de la loi fondamentale, te gouvernement comprenait au moins un membre de chaque province ; cependant la province de Léopoldville était privilégiée par rapport aux provinces excentriques du Katanga et du Kivu. Onze ministres étaient originaires de la province de Léopoldville, sept de l’Equa­teur, sept du Kasaï, cinq de la province orientale, quatre du Kivu et trois du Katanga.

Les partis figurant dans l’équipe gouvernementale représentaient 118 siè­ges sur 137 à la Chambre des Représentants. Cependant le gouvernement ne fut investi que par 74 voix ; 5 députés s’abstinrent de voter, et 1 élu vota con­tre le gouvernement ; 57 députés – soit plus de quarante pour cent des re­présentants du peuple – étaient absents à 1h45’ lorsque le premier gouvernement sollicita la confiance. Comment expliquer ce résultat ?

Contenant difficilement leur dépit, les partis tenus à l’écart de la coali­tion gouvernementale se désintéressèrent du vote ; ils quittèrent la séance. Ce fut le cas du R.D.L.K, de L’ABAZI, du M.N.C.-K., des élus locaux et indivi­duels. Il faut ajouter par ailleurs que la majorité des élus des partis affiliés au Cartel d’Union Nationale ne se reconnaissaient pas dans le gouvernement. Les dirigeants du PUNA, du P.N.P., de l’ABAKO et du RECO avaient négocié leur propre participation au pouvoir, et engagé le nom du parti sans consul­ter « la base ». Celle-ci marquait te coup. Les députés de la CONAKAT s’esti­maient dégagés de toutes les obligations : le formateur du gouvernement n’avait pas respecté intégralement les conventions conclues avec leur parti.

Tous les députés du « bloc nationaliste » ne prirent pas non plus part au vote. Sans doute certains, fatigués par l’heure tardive, croyaient-ils que la con­fiance était acquise d’avance ; d’autres cependant comme la tendance Kamitatu au sein du P.S.A. entendaient manifester leur mécontentement contre le choix des ministres.

Le 24 juin matin, le Sénat qui représentait les provinces accorda sa confiance au gouvernement par 60 voix favorables, 12 contre et 8 abstentions.

Ainsi se terminait le travail du formateur.

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