(Par le Professeur Patience Kabamba)
Après une demi-douzaine d’années de fréquentation de Karl Marx, j’en suis venu à croire que le problème majeur que Marx dénonce dans le Capital et dans ses autres écrits est que les hommes sont totalement dominés par le produit de leur intelligence commune. Les objets que nous avons réalisés ont pris leur autonomie et se sont divinisés. On se tue, on s’exploite les uns les autres à cause de l’argent qui a pris ses libertés avec celui qui l’a créé. Nous sommes arrivés à un monde à l’envers où le produit domine son producteur. Nous sommes, comme dirait Sébastien Franck dans un carnaval de fous. Le résultat est que les fous, les incompétents, les méchants et les corrompus nous gouvernent. Les bonnes personnes sont en bas. L’inversion de ce monde inversé est le projet communiste de Karl Marx. Le concept de fétichisme est le concept général traduit cette intelligence marxienne de la réalité sociale.
Introduction
Pour Marx en effet, « Les hommes produisent les conditions matérielles de leur propre existence, mais ils ne le font pas arbitrairement dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » (18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, 1852). Je paraphrase : nous, Congolais, produisons les conditions matérielles de notre propre existence. Il existe bien sûr des chevauchements entre le local, le national et le mondial. Je vais démontrer comment cette phrase de Marx fonctionne parfaitement chez nous. Commençons par comprendre l’intelligence sociale de Marx.
Analyse sociale du Marxisme
A travers cette partie de notre travail, nous reprendrons les grandes lignes de l’analyse sociale de Karl Marx pour en montrer la force incomparable. La pensée de Marx revient aujourd’hui avec force, car presque toutes ses prédictions se réalisent sous nos yeux. Alors que ses prédictions ont été faites dans le cadre du début de l’industrialisation au 19ème siècle, et dans un espace restreint que furent la France, l’Allemagne et l’Angleterre où il a vécu, aujourd’hui, c’est le monde entier qui est dominé par le capital comme Karl Marx l’avait prédit. Son œuvre majeure, Le Capital (plus de six volumes dont on ne lit souvent que le premier et ignore les autres volumes. Très peu de gens ont lu les six volumes du Capital) est une phénoménologie de la valeur. Il détaille la forme que prend la valeur dans l’histoire, depuis les matières premières jusqu’à la spéculation financière et fictive des hedge funds d’aujourd’hui. Le premier livre du Capital parle de la production (1), de la circulation (2) et des deux ensembles (3). Karl Marx fait une analogie entre l’univers commercial et le monde religieux. Les capitalistes sont des pères de l’Église qui interprètent les écritures du marché. Nous leur obéissons religieusement.
Le mot le plus important chez Marx est valeur, et notamment valeur marchande. Le foufou que Madame prépare a une valeur d’usage, il sert à vous nourrir, mais ce même foufou préparé dans un restaurant devient une valeur d’échange, il produit de l’intérêt.
La valeur est pour Karl Marx un rapport social déterminé entre les hommes et qui prend la forme fantastique des relations d’objets entre eux. Si la politique est la relation que les hommes entretiennent avec les autres hommes, alors l’économie est la relation que nous entretenons avec les objets. Karl Marx critique l’économie politique en montrant avec une ironie caustique que les relations entre les humains n’existent plus qu’à travers les relations avec les objets. Ces objets finissent par dominer l’homme qui les a créés. Ils deviennent des vampires morts qui ne se maintiennent en vie qu’en suçant le sang des vivants. Pour Marx, nous vivons dans un monde à l’envers où le producteur est totalement dominé par son produit. Cette domination est occultée par ce que Marx appelle le Fétichisme de la marchandise.
Si le capital est plein de l’usage du concept du fétichisme, le concept de fétichisme est un concept général, l’intelligence marxienne de la réalité sociale.
Qu’est-ce que la réalité sociale ? Elle est praxis, autoproduction des hommes dans un rapport complexe, contradictoire à leur propre produit, à leur propre ouvres, à leur propre production, actes, pratiques, etc… Contradictoire parce que cette production se déroule historiquement et échappe aux hommes; les résultats de l’action combinées des hommes, les hommes n’en ont pas été maîtres, ce résultats des activités des hommes se fixent dans des formes qui échappent aux hommes, qui les écrase, comme l’apprenti sorcier, les hommes ne sont plus maîtres de leur propre production. C’est le cœur de la dialectique sujet-objet, le cœur de l’intelligence de la réalité sociale. Cette forme particulière, la production par les hommes des conditions de leur existence, le rapport capitaliste de production sociale.
En effet, le fétichisme de la marchandise se retrouve dans tout l’œuvre de Karl Marx. Il n’est pas que dans les différents tomes du Capital, il se retrouve dans les autres ouvrages de Marx, tel que le Manuscrit de 1844. Mais, qu’est-ce que le fétichisme de la marchandise ?
Procédons par les définitions simples des mots ?
Le fétiche est défini par les sociologues comme un report de l’affectivité sur un objet unique et symbolique en lui attribuant une efficacité supérieure à la sienne sur la réalité. L’exemple que l’on donne souvent, c’est l’attrait fétichiste des hommes pour les chaussures des femmes. Il y a des hommes qui sont plus excités par les chaussures des femmes que par les femmes elles-mêmes. Les chaussures deviennent un fétiche plus attrayant que les personnes humaines. Lorsque les chaussures des femmes remplacent carrément la femme, il n’y plus de relations humaines saines avec la femme. Marx explique que le fétichisme dont il est question n’a rien à avoir avec les chaussures des femmes, mais avec ce qu’il appelle la marchandise. Est appelée marchandise, chez Marx, tout produit qui répond au besoin de la société, tout ce qui est utile à l’être humain d’une part et d’autre part, tout objet d’un échange qui donne au travail qui l’a produit un caractère social validant. Le travail échangé, dira J.M. Harribey, abandonne ses caractéristiques concrètes (celles du paysan, maçon, ou dactylographe) pour devenir une fraction du travail de la société abstraction faite de ses particularités pour pouvoir être le dénominateur commun à toutes les marchandises. Pour Marx, le travail est abstrait parce qu’il prend la forme de la valeur, plus précisément de l’argent. La valeur d’échange est le rapport quantitatif dans lequel deux marchandises s’échangent.
En effet, pour Marx, le produit du travail de l’homme devient une marchandise. Derrière la table que l’on échange dans un troc avec un régime de banane, il y a le travail de l’homme. Et lorsqu’on échange la table avec de l’argent, il devient difficile d’imaginer l’effort humain. Derrière le rapport quantitatif entre les choses, il y a des grands efforts humains qui se sont déployés. Le fétiche consiste à faire oublier le travail de l ‘homme pour ne considérer que la marchandise présente. C’est cela le fétiche. Lorsqu’on rencontre un homme ou une femme d’une bonne éducation, le fétiche nous ment que cet homme a acquis cela par ses propres efforts tout en oubliant les parents qui se sont sacrifiés jour et nuit pour que leur progéniture devienne importante dans la société. Le fétichisme de la marchandise est le fait de réduire les relations humaines à des échanges quantitatifs des objets. On oublie que ce sont des humains qui ont produit ces objets, surtout lorsqu’on les a achetés avec de l’argent, une abstraction pure. Lorsque nous portons un joli pantalon ou ne belle robe, nous pensons immédiatement que c’est notre argent qui nous a permis de nous procurer cet objet, jamais on ne pense aux rapports humains à la base de cette production. En fait, dans notre société où les échanges semblent s’opérer entre le possesseur de l’argent et le vendeur, on imagine difficilement l’exploitation des humains qui a eu lieu pour que cet objet soit produit. Les usagers des téléphones mobiles n’imaginent pas les viols et les brutalités que subissent les congolaises dans la région où se trouve le minerai de Coltan indispensable dans l’iPhone. Lorsqu’on a dépensé 1300$ pour s’acheter un iPhone 15 Pro Max, il est difficile d’imaginer que cette marchandise qu‘on a entre les mains provient des services mortels que l’on a fait subir aux congolais qui habitent la région détenant les minerais utiles à cette production. Au cœur du fétichisme de la marchandise, il y a une objectification réifiant des rapports entre les hommes. La réification signifie que des sujets humains deviennent des choses. Cela ne s’arrête pas là. Les choses deviennent aussi des sujets.
Je voudrai rappeler que chez Marx, la valeur a trois significations : la valeur d’usage, immédiatement utile à la société ; la valeur marchande ou valeur d’échange (échanges entre des marchandises corrélées les unes aux autres) ; enfin valeur tout court, qui est le rapport social de production responsable des valeurs d’usage et de valeurs marchandes. Pour ceux qui lisent attentivement le Capital, il est considéré comme une phénoménologie de la valeur ; la valeur prend des formes différentes, de la marchandise jusqu’aux formes complexes, jusqu’à la spéculation. L’enchainement de ces formes répond à une logique, celle de l’autonomisation de la valeur. Un mouvement d’abstraction grandissante, le capital se détache de plus en plus de son contenu social pour devenir une abstraction en acte, abstraction concrète. Cette abstraction se double d’une opacité grandissante des rapports sociaux. L’abstraction rend de moins en moins compréhensible les rapports sociaux. Le fétichisme est à la fois le résultat et la condition de cette autonomisation progressive de la valeur, et l’opacification de la valeur. Le fétichisme est aussi la condition d’autonomisation progressive de la valeur.
La section 4 du livre 1 du Capital montre la supercherie du capitalisme. Le profit apparait comme le simple excédent de la valeur. Cependant, la nature du profit, son caractère du travail social non payé disparait. C’est tout le capital avancé qui semble le père unique du profit. J’ai deux travailleurs dans mon salon de coiffure et je gagne chaque mois 500$ de bénéfices par rapport au capital que j’y ai mis. Mais, on oublie que ce sont les travailleurs de votre salon de coiffure qui produisent ces bénéfices. C’est parce que vous les payez mal que vous obtenez ces bénéfices. Ce n’est pas sur les machines à coudre que l’on gagne, mais sur le mauvais paiement des travailleurs. Le fétiche consiste à croire que le capital s’auto valorise. Seule l’exploitation des humains produit le profit. Mais, le fétichisme consiste à occulter cela. Le concept de fétichisme est un concept général qui traduit l’intelligence marxienne de la réalité sociale.
Mais en quoi cela nous concerne-t-il directement aujourd’hui, au Congo du XXIème siècle ? Pourquoi parler de Karl Marx aujourd’hui ?
Je vais m’attarder sur une pratique que nous utilisons et qui fait partie des conditions matérielles de notre existence que nous produisons nous-mêmes.
Je vais développer une expression qui est assez souvent utilisée au Congo. C’est «le retour de l’ascenseur». Cette expression, qui a une connotation positive à son origine, «rendre un service contre un service déjà obtenu», se déploie, au Congo, dans toute sa négativité. L’expression «retour de l’ascenseur» désigne dans son premier sens «la faveur ou le privilège que l’on accorde à quelqu’un en échange d’une faveur que cette personne nous a préalablement accordée».
Comment cette expression est-elle vécue au Congo ?
Si je vous ai aidé à trouver du travail, vous devez me donner votre premier salaire sinon les deux premiers salaires. Il y a des professeurs d’université qui ont dû remettre la totalité de leur salaire à un employé de la fonction publique ou à un conseiller d’un ministre qui l’a aidé à se mécaniser. C’est le retour de l’ascenseur. Cette pratique prend aujourd’hui plusieurs formes : une personne embauchée comme professeur assistant est obligée à chaque paie de reverser une partie de son salaire à la personne qui l’a embauchée comme professeur assistant. J’ai vu de mes propres yeux une personne qui gagne 2000 dollars par mois recevoir 100 dollars chaque mois venu des assistants qui ne reçoivent que 250 dollars. Cette pratique est plus courante qu’on ne le pense. Cela a deux conséquences principales :
a) Celui qui reçoit déjà beaucoup d’argent s’en sort encore avec beaucoup plus en appauvrissant ceux qu’il rançonne. Au bout d’un mois, après avoir touché un salaire, celui qui a aidé à embaucher plusieurs assistants s’en sort avec 10 000 $, tandis que les assistants qui donnent la « dîme » ne repartent chez eux qu’avec 150 $.
b) La deuxième conséquence est que l’assistant qui n’a que 150 $ pour vivre va à son tour harceler les étudiants. Il conditionnera la réussite de ses cours par les achats obligatoires du syllabus ou ce qu’on appelle abusivement « copyright ». Les étudiants sont obligés de payer pour que les programmes soient réussis. Parfois, ces syllabus leur coûtent jusqu’à 20 $ chacun. Les vingt dollars peuvent paraître ridicules, pas toujours. Lorsqu’il y a des classes de 600 étudiants, l’assistant et son professeur peuvent repartir avec 12 000 $ provenant de la vente des syllabus.
Je tiens à souligner que les 20 $ payés par l’étudiant sont un fétiche dans le sens où ils cachent le processus qui a mené à son obtention. Pour financer les études de leurs enfants, les familles sont parfois contraintes de s’endetter ou de se priver de nourriture. Les filles le feront se jette parfois dans les bras d’un ami ou d’un homme capable de lui donner de l’argent pour le syllabus. Les 20 $ que l’étudiant donne à son professeur occultent tout le processus qui a mené à son obtention ; – cet argent peut être à la base du déséquilibre d’une famille -, d’un processus social qui conduit soit à l’endettement parental, soit à la prostitution.
Nous construisons ainsi les conditions de notre vie commune. La pratique du retour de l’ascenseur est un exemple typique du fétichisme à l’œuvre dans notre société.
Enfin, il est important de considérer que l’attente du retour de l’ascenseur et sa pratique sont deux conditions matérielles historiques qui président aux prises de décision du futur. Quiconque n’a pas rendu la pareille ne sera jamais reconduit dans son poste. La décision de vous garder comme assistant est conditionnée à la fois par le retour de l’ascenseur et par le processus qui y mène. Nous avons ainsi créé les conditions matérielles de notre existence commune au sein de nos universités.
Après plus de quatre années de connaissance de Karl Marx sur lequel je prépare une deuxième thèse de doctorat, j’en suis venu à croire que le problème majeur que Karl Marx dénonce dans ses écrits est que les hommes sont totalement dominés par le produit de leur intelligence commune. Les objets que nous avons réalisés ont pris leur autonomie et se sont divinisés. On se tue, on s’exploite les uns les autres à cause de l’argent qui a pris ses libertés avec celui qui l’a créé. Nous sommes arrivés à un monde à l’envers où le produit domine son producteur. Nous sommes, comme dirait Sébastien Franck (1499-1543), dans un carnaval de fous. Le résultat, dit-il, est que les fous, les incompétents, les méchants et les corrompus nous gouvernent. Les bonnes personnes sont en bas.
L’inversion de ce monde inversé est le projet communiste de Karl Marx. Pour Marx en effet, «Les hommes produisent les conditions matérielles de leur propre existence».
Au cours de l’histoire du communisme, Rosa Luxemburg était la plus a même à articuler ce principe pendant la crise du socialisme en Allemagne. (Décrire la crie socialiste du début du XXème en Allemagne).
