(Par Claude Tana Wengoma, Analyste indépendant)
Depuis sa nomination comme Ministre d’Etat, en charge de la Justice, Constant Mutamba s’était imposé comme un tribun du gouvernement, multipliant les déclarations populistes et les postures de redresseur de torts. Mais derrière la rhétorique musclée, un vaste scandale de détournement de fonds se dessine, mettant en cause sa gestion du Fonds de Réparation et d’Indemnisation des Victimes des Activités illicites de l’Ouganda (FRIVAO). Aux côtés de Mutamba, deux autres figures majeures sont citées dans cette affaire aux ramifications multiples : Rose Mutombo Kiese, ancienne Ministre de la Justice, et Jules Alingete, ancien Inspecteur général des finances. Tous trois sont soupçonnés d’avoir contribué, à divers degrés, à l’utilisation illégale de fonds publics issus de l’indemnisation versée par l’Ouganda à la RDC.
Une société fantôme au cœur du dispositif
L’affaire éclate lorsque la Cellule nationale des renseignements financiers (CENAREF), alerté par un informateur secret, ouvre une enquête et bloque, en date du 16 avril 2025, une transaction suspecte initiée par le ministre de la Justice Constant Mutamba. En cause : un marché de gré à gré confié à une entreprise nouvellement créée, Zion Construction SARL, au capital de seulement 5.000 dollars. Fondée le 28 mars 2024 par deux individus, Ange Inamahoro, (34 ans, citoyenne burundaise travaillant à la Rawbank, 49 % des parts) et Willy Musheni Enemi (50 ans, 51 %), ce dernier est un très proche – carrément le bras droit – de l’IGF-Chef de service Jules Alingete, auprès de qui il preste à l’Inspection générale des finances.
Dans un courrier adressé quelques jours plus tard à la Première ministre Judith Suminwa Tuluka, le secrétaire exécutif de la CENAREF, Adlet Kisula Yeye, s’explique et décrit tout ce qui a l’air d’une mafia digne du plus grand escroc du monde, Bernard Madoff : « La transaction d’un si grand montant, réalisé dans les conditions de complexité inhabituelles sur un compte en instance d’ouverture a attiré l’attention de la CENAREF. C’est ainsi qu’en date du 17 avril 2025, j’ai procédé au blocage dudit compte et à la saisie de la somme s’y trouvant pour me permettre de vérifier sa destination ».
En effet, l’affaire est plus que scabreuse. Bien qu’inconnue dans le secteur du BTP et non enregistrée au ministère des Infrastructures, Zion Construction, sortie de nulle part, sans expérience préalable, a raflé le jackpot grâce à un contrat de gré à gré attribué par le ministre de la Justice, Constant Mutamba.
Pire : Zion Construction n’a même pas d’adresse. Alors, décaisser 19 millions de dollars au bénéfice d’une société qui n’a pas d’adresse, relève du gangstérisme financier pur et simple. En effet, dans les statuts de l’entreprise, il est indiqué que le siège de Zion Construction est établi au numéro 10, avenue Wagenia, immeuble CTC, 4ème étage, dans la commune de la Gombe. Après vérification, il s’agit d’un appartement qui appartient à un médecin dentiste de renom dans la ville, qui l’avait loué, de 2024 à février 2025 à l’entreprise chinoise Hong Feng. Devinez avec quel officiel cette société a entretenu une relation de collaboration ? Jules Alingete, le patron de Willy Musheni Enemi, l’associé majoritaire de Zion construction. En effet, c’est à cette entreprise que M. Alingete a confié la construction du bâtiment de l’Inspection générale des finances.
Etant donné que le propriétaire de l’appartement ne connaît pas Zion Construction, la question est de savoir si l’entreprise chinoise a-t-elle sous-loué ses bureaux à cette entreprise, ou simplement l’a-t-elle hébergée ? Mystère. Dans tous les cas, le fait qu’une société fictive, fondée par le bras droit de l’Inspecteur général des finances Jules Alingete, ait renseigné une fausse adresse dans ses statuts constitue en soi une anomalie grave. Mais la situation devient encore plus troublante lorsqu’on découvre que cette société est hébergée par une entreprise chinoise à laquelle Jules Alingete lui-même a attribué le marché de construction du bâtiment de l’Inspection générale des finances. Ce lien direct place M. Alingete dans une posture délicate, proche de celle d’un parrain d’un montage douteux, au cœur d’un système opaque aux relents de mafia financière.
Les pratiques mafieuses se ramassent à la pelle : si Constant Mutamba obtient de la Direction générale de contrôle des marchés publics d’autoriser un marché de gré à gré de 39 millions de dollars, il signe plutôt un contrat de 29 millions de dollars. Pourquoi cette différence ? Où devaient aller les 10 millions d’écart ? Dans un courrier adressé le 7 mai au secrétaire exécutif de la CENAREF, Constant Mutamba s’explique après coup : « Dans le souci de compresser les dépenses, nous avons imposé une orthodoxie financière ayant ramené ledit montant à 29 millions ». Que ce soit sur la forme ou le fond, on croirait avoir affaire à un enfant qui écrit, prenant ses destinataires pour des imbéciles.
Fait troublant : le 7 avril 2025, soit une semaine avant la signature du contrat, Willy Musheni, le proche collaborateur de Jules Alingete, revend curieusement ses actions à un certain Jacques Betutua Lutete, Comment une personne, associé majoritaire dans une entreprise où il n’a décaissé que moins de 3.000 dollars, peut-il ventre parts et se retirer du capital social de la société alors même que cette dernière est en passe de recevoir l’acompte de 19 millions d’un contrat sulfureux ? Si Betutua demeure un personnage encore méconnu dont l’identité soulève des interrogations, un Betutua Lutete (mêmes nom et post-nom), mais prénommé Jacob, est relevé dans un arrêté du ministre de la Fonction publique Bongongo de 2018 comme agent administratif de deuxième classe à la division de la Culture au Kasaï central …
Dans tous les cas, le timing de retrait de M. Musheni de Zion construction laisse présumer une manœuvre organisée pour effacer certaines traces et se dédouaner en cas de scandale. Pour Joël Lamika Kalabudi, activiste et observateur de la vie publique cité, cette affaire illustre la mafia camoresque qui gangrène la RDC : « Willy Musheni, bras droit de Jules ALingete, est Co-actionnaire de Zion Construction, boîte créée en mars 2024 avec 5.000$… il décroche un contrat de gré à gré de 39 MILLIONS $ attribué par le Ministre Constant Mutamba. Zion Construction n’a jamais construit même une douche dans un quartier, sortie de nulle part, sans expérience, rafle donc un jackpot public pour construire une prison à Kisangani. Son associée ? Ange-Marie Inamahoro Aurore, cadre burundaise à Rawbank, gérante d’agence à Kinshasa. Quel est son rôle réel ? Pourquoi une banquière étrangère dans ce montage ? Beaucoup de zones d’ombre. Le 7 avril 2025, une semaine avant la signature du contrat avec le ministère de la Justice, Musheni revend miraculeusement ses actions à un certain Jacques Betutua Lutete. Identité toujours floue… Fuite organisée ou camouflage ?», s’interroge-t-il. Avant de conclure : « Voici comment se construit l’impunité en RDC : copinage, sociétés-écrans, contrats en douce, montages douteux… Pendant ce temps, le peuple croupit, les prisons débordent et les hôpitaux tombent en ruine ».
Des irrégularités flagrantes
En effet, l’analyse du dossier révèle une série de violations graves :
- Passation de marché opaque : le gré à gré est accordé sans justification valable ni respect de la procédure de non-objection.
- Contrat antidaté : approuvé avant même d’être signé, créant une faille juridique majeure.
- Montant fluctuant : un contrat initialement prévu pour 39,8 millions USD, ramené à 29 millions sans explication officielle.
- Avance illégale : un premier paiement de 19,9 millions USD, soit 66 % du montant, bien au-delà des 30 % autorisés par la loi.
- Absence de garantie bancaire : paiement effectué sans contre-garantie, en violation du décret sur les marchés publics.
- Société inéligible : Zion Construction, sans personnel qualifié – elle n’a qu’une seule employée, sa directrice gérante – ni agrément ministériel, n’était manifestement pas en mesure d’exécuter le projet.
- Compte bancaire détourné : les fonds sont virés sur un compte non stipulé dans le contrat.
- Aucun terrain identifié : le projet de prison de Kisangani n’a même pas de site connu, rendant sa faisabilité douteuse.
Une gestion parallèle du fonds FRIVAO
Créé en 2019, le FRIVAO a pour mission d’indemniser les victimes congolaises des exactions de l’armée ougandaise, sur décision de la Cour internationale de justice. A ce jour, l’Ouganda a déjà versé 195 millions USD à la RDC, répartis en trois tranches de 65 millions.
Selon un critérium de la Cour internationale de justice, ce dédommagement est réparti en trois tranches : 69,33%, soit 45 millions USD, de dommages aux personnes ; 12,3% %, soit 7,8 millions, de dommages aux biens ; et 18,4%%, 22,2 millions, de dommages aux ressources naturelles.
Selon le décret fondateur signé par le Premier ministre Sylvestre Ilunga et contresigné par les ministres des Finances Sele Yalaguli et de la Justice Tunda ya Kasende, seul le FRIVAO est autorisé à gérer ces fonds. Pourtant, des sources proches du dossier révèlent que sur chaque tranche, seules les sommes destinées aux victimes (45 millions) parviennent au FRIVAO, les 20 millions restants échappant à tout contrôle.
Le rôle de Rose Mutombo et Jules Alingete
Le 11 septembre 2023, dans une lettre confidentielle, l’alors ministre de la Justice, Rose Mutombo Kiese, affectueusement surnommée ‘‘Mme Infractions pénaux’’ suite à une bourde qu’elle avait commise dans un discours devant les magistrats, demande au FRIVAO de reverser 2,64 millionsUSD au ministère de la Justice, au nom d’un sulfureux « fonds de gestion », soit 5 % de la première tranche perçue. Selon des sources dignes de foi, à l’époque, les dirigeants de FRIVAO s’étaient opposés à cette répartition qui viole les dispositions légales relatives à la gestion du Fonds. Cependant, selon les renseignements obtenus par le député Flory Mapamboli, élu de Kasongo Lunda, auteur d’une question écrite sur ce dossier à l’Assemblée nationale, cette décision de Mme Rose Mutombo Kiese, contraire au décret portant création du FRIVAO, aurait été validée par Jules Alingete en personne, alors inspecteur général des finances chef de service.
A l’époque ministre des Finances, Nicolas Kazadi s’était opposé à cette procédure, plaidant pour le versement des frais payés par l’Ouganda au compte du trésor, avant leur transfert au compte unique FRIVAO. Mais il n’avait pas eu gain de cause. « On réalise mieux aujourd’hui pourquoi il a été combattu, roulé dans la boue par tous ceux qui tenaient à cette mafia financière », se désole aujourd’hui un agent du ministère de la Justice.
Une dérive systémique
Ayant succédé à Rose Mutombo Kiese, Constant Mutamba a perpétué les pratiques héritées de sa prédécesseure. L’administration de Constant Mutamba aurait obtenu deux versements de 2,64 millions USD, soit 5,3 millions USD au total, sans traçabilité claire. Le reste des indemnités — notamment trois tranches de 22,2 millions USD, soit au total 66,6 millions USD dédiés aux ressources naturelles — échappe également au FRIVAO.
« Ce mécanisme de détournement est une gifle à la mémoire des victimes congolaises, qui attendent encore réparation pour les souffrances endurées », s’indigne un observateur.
Un procès attendu et une lumière espérée
Alors que le procès de Constant Mutamba s’annonce, le pays retient son souffle. Même si le bureau présidé par Vital Kamerhe n’a pas brillé par sa célérité à traiter cette question au regard de l’actualité, ce scandale révèle une fois de plus la fragilité des institutions face aux prédations d’élites sans scrupules. En cause, une mafia d’Etat, alimentée par des complicités au plus haut niveau, prête à détourner jusqu’aux fonds destinés aux pauvres victimes de guerre, aux orphelins et aux veuves. La justice congolaise est confrontée à une épreuve décisive : saura-t-elle aller au bout des investigations, sans complaisance ni partialité, en poursuivant toutes les personnes impliquées, pour enfin incarner une justice équitable et crédible