Chers frères et sœurs,
Il y a deux ans, c’était exactement au lendemain de la marche d’espoir du 16 février 1992 à Kinshasa, je recevais une délégation d’amis belges pour des échanges sur la situation de mon pays, le Zaïre. Au terme de nos entretiens, l’un des amis me posent la question suivante : « José, n’avez-vous jamais pensé à une protection internationale ? » J’ai sursauté un peu et je lui ai demandé : « Qu’est-ce que vous entendez par là ? » Il me parla alors d’un éventuel prix ou d’un doctorat honoris causa que l’on pourrait me donner pour me faire connaître à travers le monde et me procurer ainsi une sorte de protection internationale. Ma réponse fut claire et nette : « Je n’ai pas besoin d’une quelconque protection. Mon seul protecteur, c’est Dieu, c’est Jésus-Christ ».
Et voilà que deux ans après, je me trouve ici en train de recevoir un prix de la Paix. N’y a-t-il pas une contradiction en moi, une incohérence ? Il y a certainement un peu de cela en moi comme en toute personne humaine.
Des raisons pour refuser le prix de la Paix
Toutefois, je dois vous avouer, chers amis, que lorsque j’ai reçu la lettre du Secrétariat Général de votre mouvement me demandant si j’acceptais de recevoir ce prix, plusieurs questions et idées me sont passées par l’esprit. Je m’en vais vous les livrer telles qu’elles me sont venues.
Je me suis dit : « Qu’est-ce que j’ai vraiment fait de spécial pour mériter ce prix ? » Je ne suis qu’un pauvre homme qui se bat avec d’autres pour plus de dignité humaine et pour plus de liberté. Je n’ai pas plus de mérite que tous ces laïcs, pères et mères de famille, qui risquent chaque jour leur vie et celle de leurs familles pour la cause de la justice et de la paix. Ai-je plus de mérite que ce confrère gabonais, l’abbé Noël Ngwa Ngema, qui, pour avoir choisi de dire la vérité, a fait trois ans de prison politique au Gabon ? Et puis, ce prix ne va-t-il pas m’aliéner, me faire perdre ma liberté à l’égard de ceux qui me l’ont attribué ? Ne vais-je pas devenir « quelqu’un » et me remplir d’orgueil ?
On m’a dit que le prix consistait en une somme d’argent et en un objet d’art.
Jésus a été vendu, trahi par son ami Judas pour de l’argent. Et moi, ne vais-je pas me laisser acheter avec de l’argent ? Quel est le prix que les hommes ont donné à Jésus pour son combat en faveur de la justice et de la paix, lui qui fut le Prince de la Paix ? Est-ce de l’argent ? Est-ce un objet d’art ? Non !
C’est plutôt une couronne d’épines, des tortures, des injures, la trahison, le reniement, l’abandon et finalement la mort sur une croix ! Et moi, son prétendu disciple, puis-je mériter un traitement de faveur ?
Bien plus, j’ai toujours appris que l’on donne un prix à celui qui a réussi aux examens ou à un concours. Ici, il s’agirait de réussir la paix. Comment être fier d’accepter un prix de la Paix, lorsqu’en Afrique, lorsque chez moi au Zaïre, l’insécurité bat son plein et que la paix est inexistante ? Comment accepter le prix de la paix lorsqu’au Zaïre, des centaines de milliers de mes frères et sœurs
du Kasaï et du Nord-Kivu, sont expulsés de leur terre et vivent dans des conditions infra humaines ?
Comment accepter un prix de la Paix de la part de ceux dont les pays fabriquent et vendent des armes de guerre, dont les gouvernements augmentent le budget de l’armement (comme c’est le cas actuellement en France) ?
Comment accepter une somme d’argent comme prix de la Paix de la part de ceux dont les gouvernements, au nom du Dieu-Argent, des intérêts économiques et politiques, ont soutenu durant des années des dictatures des plus sanguinaires sous lesquelles nous ployons jusqu’aujourd’hui en Afrique et dans le tiers monde ?
Toutes ces questions peuvent se résumer en une seule : pourquoi avoir accepté ce prix alors qu’il y a tant de raisons de le refuser ?
Des raisons pour accepter le prix de la Paix
Je crois qu’au-delà de toutes ces interrogations, de toutes ces appréhensions, il existe une solidarité entre tous ceux qui luttent pour la même cause : celle de la paix, fruit de la justice. J’ai cru comprendre qu’à travers ce prix, vous avez voulu exprimer et créer des liens de solidarité avec, non pas un individu, mais avec un peuple engagé dans la lutte pour sa libération.
Je n’accepte donc pas ce prix pour moi, comme une source d’enrichissement personnel mais je l’accepte au nom de tous les miens, au nom de tous mes compagnons de lutte, ceux qui sont connus et ceux qui sont inconnus qui luttent dans l’anonymat.
Nous savons maintenant, à travers ce prix, que sur le chemin de notre libération, nous pouvons compter sur les frères et les sœurs de Pax Christi International qui mènent le même combat que nous. Ensemble, nous serons forts pour combattre l’ennemi commun qui a pour noms la dictature, la haine, le tribalisme, le racisme, la violence sous toutes ses formes.
Engagés dans la lutte contre l’ignorance, un des piliers de la dictature, nous allons utiliser l’argent de ce prix pour nous équiper afin d’être plus autonomes dans le travail de publications qui servent à la conscientisation du peuple.
J’accepte ce prix au nom de tous les miens comme un signe de reconnaissance et d’encouragement pour les efforts que notre peuple fournit en vue d’instaurer une nouvelle société où règne la véritable paix, celle que le Christ donne.
Nous luttons pour la paix du Christ
Cette Paix du Christ (« Pax Christi ») dont votre mouvement veut se faire l’artisan depuis 50 ans et pour laquelle nous nous investissons, n’est pas comme celle du monde. Elle n’est pas dans l’ordre établi qui est souvent un ordre injuste, établi par les puissants pour écraser les faibles. Elle n’est donc pas dans l’ordre politique dictatorial établi dans mon pays pour opprimer la population. Elle n’est pas
dans l’ordre économique capitaliste établi dans vos pays qui engendre le tiers monde, le quart-monde, bref la destruction de l’homme.
Cette paix du Christ n’est pas dans le silence. Ce n’est pas une paix de cimetière. Car, le silence de mort qui caractérise souvent nos peuples n’est que le fruit de la peur, peur de la répression armée de la part de ceux qui veillent à rétablir l’ordre avec force. Elle ne peut donc pas se construire dans le terrorisme d’Etat, terrorisme ouvert, sauvage ou voilé, mitigé.
Cette paix du Christ n’est pas dans la résignation et la passivité devant les injustices dont on est victime. Car ces attitudes négatives sont indignes de l’homme créé pour affronter les difficultés et les conflits. Cette paix du Christ est le fruit de la justice, la justice de Dieu qui libère l’oppresseur et l’opprimé et qui détruit le mal (la violence) dont l’un et l’autre peuvent être tour à tour auteur et victime.
Cette paix du Christ est le fruit de la vérité. Cette vérité qui libère l’homme du péché. Le péché qui écrase, divise, humilie. Cette paix du Christ est en définitive le fruit de l’amour qui pousse au respect
absolu de l’homme, créé à l’image de Dieu et sauvé par le sang du Christ.
Justice, Vérité et Amour telles sont les trois sources d’où jaillira la paix véritable, la Paix du Christ, pour le monde d’aujourd’hui.
Dans ce monde des hommes où existeront toujours des conflits, cette paix ne sera jamais totalement et définitivement accomplie. Elle est une conquête de chaque jour, de chaque instant. Cette paix n’adviendra qu’au prix d’une lutte non-violente, avec les armes de la justice, de la vérité et de l’amour, contre soi- même et contre les structures politiques, économiques, sociales et culturelles injustes et avilissantes.
Cette paix est possible parce qu’elle est déjà accomplie en Jésus-Christ, mort et ressuscité, Prince de la Paix pour l’éternité. Elle exige de nous d’être prêt à en payer le prix comme et avec Jésus-Christ : donner notre vie pour que tous nos frères et sœurs, opprimés et oppresseurs, aient la vie en abondance. Il ne suffit donc pas pour vous de donner un prix à un lauréat que vous choisissez selon les critères que vous vous êtes fixés pour que la paix advienne. Il ne suffit pas pour moi de recevoir un prix et de lui
donner une signification pour croire que la paix est déjà réalisée. Encore faut-il que vous et moi, nous soyons prêts à payer le prix de la véritable paix, celui que le Christ a payé en mourant sur la croix. N’a-t-il pas demandé à ceux qui veulent le suivre sur le chemin de la vraie paix de porter la croix ? N’a-t-il pas promis à ceux qui se disent ses disciples les persécutions ?
Appel aux fabricants d’armes et marchands de mort des pays occidentaux
Chers amis, au nom de tous ces enfants innocents qui meurent en Angola, au Rwanda, au Congo, au Zaïre, en ex-Yougoslavie, au nom de tous ces peuples qui sont victimes de la violence structurée, organisée, institutionalisée, au nom de tous ceux qui sont victimes des guerres que l’on justifie théologiquement, philosophiquement, scientifiquement avec des termes comme la guerre juste, la guerre sainte, avec des adages comme « qui veut la paix, prépare la guerre », je lance un appel, un cri du cœur à tous les fabricants et marchands d’armes, marchands de la mort : transformez vos
usines de fabrique d’engins de la mort en usines de fabrique de houes, de tracteurs, de craies, de crayons, de cahiers, de quinines, de nivaquines.
Les armes et les guerres armées n’ont jamais résolu aucun conflit dans le monde. Après avoir tué généralement des innocents, ceux qui déclarent les guerres finissent par se mettre autour de la table de négociation. Que de vies humaines perdues sans raison si ce n’est les raisons d’Etat ! On en fait des
héros, des martyrs, pour se tranquilliser la conscience.
Appel aux dirigeants africains et du tiers-monde
A vous mes frères dirigeants africains, dirigeants du tiers-monde, qui achetez les armes pour tuer vos propres frères et sœurs que vous avez déjà tués par la misère sans nom à laquelle vous les avez soumis durant des années, je vous en supplie : arrêtez ces dépenses inutiles. Utilisez cet argent pour acheter des craies et des tableaux afin de sortir vos peuples de l’ignorance ! Utilisez cet argent pour acheter des tracteurs et des houes afin de cultiver la terre qui nourrit l’homme ! Utilisez cet argent pour acheter des quinines et des aspirines qui redonnent la santé ! Utilisez cet argent pour construire des écoles, des
hôpitaux, des ponts !
Appels aux hommes d’Eglise
A nous hommes et femmes d’Eglise, prêtres, religieux, religieuses, évêques, pasteurs, modelons notre vie non pas sur une théologie qui peut justifier la violence dans certaines conditions, mais sur le Christ qui, par sa vie, met fin au règne de la violence pour instaurer celui de l’amour, de la vérité, de la
justice dont le fruit est la paix qui réconcilie les hommes entre eux et les hommes avec Dieu.
Soyons prêts, en toute humilité, à payer le prix de notre engagement pour la paix !
Notre témoignage vaut plus que tous les discours, colloques et séminaires que nous pouvons faire sur la Paix.
Remerciements
Et maintenant, je termine par là où j’aurais dû commencer : à vous mes amis de Pax Christi International, de tout cœur, je vous dis : Merci.
Merci au Seigneur qui, à travers vous, a voulu dire à moi et à mes compagnons de lutte : continuez, allez de l’avant, je suis avec vous, je lutte avec vous.
Merci à mes amis qi sont ici et sont venus de loin dona la présence me réchauffe le cœur !
Merci à tous les amis qui sont resté au pays et qui ont fait de moi celui que je suis aujourd’hui !
Que l’Esprit du Seigneur fasse habiter en nos cœurs la Paix du Christ afin que nous en devenions des artisans dans ce monde déchiré et meurtri !
Je vous remercie !
Fait à Lourdes, le 1er mai 1994
José MPUNDU
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