«Les initiatives de paix sont conçues loin d’eux, dans des capitales étrangères, sans transparence, sans inclusion, et sans véritable volonté de s’attaquer aux causes profondes du conflit. À quand la fin de ces cycles? À quand la fin d’accords négociés sans le peuple, illégitimes et incapables d’apporter une paix juste et durable ?», une interrogation du prix Nobel de la Paix 2018, le Dr Denis Mukwege, sur les processus de paix de Washington et Doha initié par le Président américain pour le premier et l’Emir du Qatar pour le deuxième en vue d’une sortie de crise sécuritaire et humanitaire qui prévaut dans la partie orientale de la République Démocratique du Congo depuis plusieurs décennies.
Déclaration du Dr Denis Mukwege sur les processus de Washington et Doha hypothéquant l’avenir de la RDC
Depuis plus de 150 ans, l’histoire du Congo se trouve façonnée par des puissances extérieures, souvent au mépris des aspirations de son peuple. Aujourd’hui encore, alors que les Congolaises et les Congolais continuent de payer un tribut humain insoutenable, les initiatives de paix sont conçues loin d’eux, dans des capitales étrangères, sans transparence, sans inclusion, et sans véritable volonté de s’attaquer aux causes profondes du conflit. À quand la fin de ces cycles ? À quand la fin d’accords négociés sans le peuple, illégitimes et incapables d’apporter une paix juste et durable ?
Les processus de Washington et de Doha, principalement motivés par des intérêts économiques et financiers étrangers, s’inscrivent malheureusement dans cette continuité. L’Accord-cadre de Doha est présenté comme une avancée, mais il n’offre ni mécanismes contraignants, ni calendrier précis, ni garanties de mise en œuvre, ni de dispositions pour enrayer la culture de l’impunité. Alors que seuls deux des huit protocoles ont été paraphés – le Mécanisme de libération des détenus (14 septembre) et le Mécanisme de surveillance et de vérification du cessez-le-feu (14 octobre) – le M23 et l’Alliance Fleuve Congo (AFC) ont néanmoins poursuivi des opérations offensives et enfreint le cessez-le-feu, sapant la mise en œuvre du cadre de Doha.
Ces processus souffrent d’un profond déficit de participation, de transparence et d’inclusion. Ils sont :
• bilatéraux, alors que la crise est fondamentalement régionale, avec l’implication directe de l’Ouganda et du Burundi ;
• opaques, alors que le peuple congolais est fatigué par les manœuvres de l’ombre dont il paye les conséquences ;
• contraires au droit international, car ils tendent à normaliser une agression armée plutôt qu’à y mettre fin durablement.
En outre, ils ignorent les victimes, les communautés locales et les véritables acteurs de paix.
Il sied de relever que la signature de l’Accord-cadre de Doha intervient alors même que le Rwanda n’a pas retiré ses troupes du territoire congolais et continue de diriger les opérations du M23 dans les zones occupées, en violation flagrante de la résolution 2773 du Conseil de sécurité de l’ONU. Ces initiatives diplomatiques, dépourvues de séquençage cohérent et de garanties minimales, deviennent une succession de « non-événements » : communications triomphales, mais aucune amélioration sur le terrain.
La coalition du M23/AFC et leur parrain rwandais ont déjà violé le cessez-le-feu et poursuivent leurs activités offensives, illustrant une stratégie persistante du « talk and fight » et du fait accompli. En effet, le M23 et l’AFC poursuivent l’extension de leur contrôle sur les Kivu et imposent un régime arbitraire fondé sur la peur et la violence, à l’instar du récent massacre de 22 personnes à Irhambi/Katana, en territoire de Kabare, commis dans la nuit du 23 au 24 novembre par des éléments des forces d’occupation illégitimes. Ce massacre s’inscrit dans une longue série d’exactions commises ces derniers mois dans les zones occupées.
Dans ce contexte volatile, le peuple congolais se retrouve ainsi pris entre le marteau et l’enclume, coincé entre un gouvernement congolais dont l’irresponsabilité compromet la souveraineté nationale, et un Rwanda stratège et criminel qui instrumentalise la présence résiduelle des FDLR, qui sont des ressortissants rwandais, pour asseoir son contrôle sur les richesses naturelles en territoire congolais.
En outre, l’ingérence d’acteurs économiques étrangers, attirés par l’accès aux ressources minières, accentue encore davantage la vulnérabilité du pays et alimente les dynamiques de prédation.
Il est impératif de rappeler que la situation qui prévaut dans les Provinces du Nord et du Sud Kivu s’apparente à une annexion de fait. Le Rwanda exerce une autorité illégale sur des zones congolaises, en violation de la Charte des Nations Unies, du principe de souveraineté territoriale et du droit des peuples à disposer de leurs richesses naturelles (Résolution 1803 (XVII)). Le soutien implicite de certains gouvernements et les initiatives industrielles dans les zones occupées contribuent à normaliser cette situation contraire au droit et à l’éthique.
En réalité, les Accords de Washington et de Doha, loin de vouloir restaurer la légalité internationale dans la région des Grands Lacs, sont le fruit d’intérêts étrangers motivés par des velléités géostratégiques. Ces accords offrent l’illusion d’avancées diplomatiques, mais ne modifient en rien la réalité de millions de Congolaises et de Congolais déracinés, affamés et privés de leurs droits les plus fondamentaux.
Aucun agenda politique, qu’il soit national ou géostratégique, ne peut primer sur le droit du peuple congolais à la sécurité, à la justice et à la souveraineté.
Le retour de la paix dans l’Est de la République Démocratique du Congo exige l’adoption de sanctions fortes de la communauté internationale pour garantir le retrait des forces étrangères et le démantèlement des administrations parallèles illégitimes, conformément à la résolution 2773 du Conseil de Sécurité. Pour mettre fin à des décennies de violences, de déplacements forcés et d’exploitation, il est impératif d’inclure pleinement les populations locales dans toutes les initiatives de paix, de reconnaitre la dimension régionale du conflit et de mettre en avant une approche basée sur la vérité, la justice et la responsabilité.
Les conditions d’une sortie de crise juste et durable ne sont donc toujours pas réunies. Tant que les intérêts économiques et les accords miniers primeront sur les droits humains, la sécurité et la dignité du peuple congolais, aucune paix véritable ne pourra s’installer. Il est temps que les Congolaises et les Congolais refusent d’être la variable d’ajustement de rivalités géopolitiques et réclament pleinement leurs droits, recouvrent leur dignité et prennent en main leur destin.
Denis Mukwege