Treize ans après la chute de Ben Ali, nombreux sont les Tunisiens qui considèrent que la situation n’est guère meilleure aujourd’hui. Pour analyser cette dynamique et ses ratés, l’économiste compare la période post-2011 à l’indépendance de 1956.
« Pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi ? » s’interroge Baccar Gherib. Le sous-titre de son dernier essai, « 2011 au miroir de 1956 », explique la démarche du professeur d’économie politique qui met en perspective deux séquences fondatrices de la Tunisie contemporaine : l’accès à l’indépendance en 1956 et la révolution de 2011.
De l’une à l’autre de ces dates, la réflexion déroule avec une singulière fluidité les paradoxes, les ratés et les vœux pieux qui ont largement contribué aux tâtonnements du mouvement de 2011. En comparaison, la lecture apaisée des événements de 1956 semble éclairer de manière incisive la grande occasion ratée de 2011.
Un échec sur lequel tous s’accordent mais dont les raisons furent souvent éludées, et rarement explorées. Dans l’approche de Gherib, l’influence du penseur italien Antonio Gramsci, auquel il a consacré un précédent ouvrage, est perceptible : les concepts de transition et de mutation sont utilisés pour dresser la liste des essais que les acteurs de 2011 n’ont pas réussi à transformer. Rencontre.
Jeune Afrique : Comparer l’indépendance de 1956 et de la révolution de 2011, n’est-il pas réducteur pour l’un comme pour l’autre de ces événements ?
Baccar Gherib : Comme je l’avoue dès le début du livre, j’ai longuement hésité avant de me lancer dans cet exercice de comparaison et de confrontation entre ces deux moments de rupture de notre histoire récente. Je redoutais les malentendus, les mauvaises lectures ou les critiques, dont la plus probable serait l’accusation de tomber dans l’anachronisme du fait d’analyses qui ne tiendraient pas compte de contextes historiques différents. C’est pour cela que mon essai débute par la défense de la légitimité et de la pertinence de ma démarche, qui essaie de répondre aux réserves avant qu’elles ne lui soient opposées.
Mais je n’ai pas du tout pensé que l’exercice serait réducteur de l’une ou de l’autre épisode de notre histoire, du moment que je les aborderais comme deux entreprises historiques de changement radical avec des tâches bien précises, où s’étaient impliquées masses et élites. Pour faire court, disons que 1956 s’est imposé, dès 2011, comme un repère, une référence, implicitement ou explicitement, dans nos discours et nos réflexions. Dès lors, je me suis dit : pourquoi ne pas s’atteler à cet exercice de comparaison avec la rigueur nécessaire ?
La séquence de 2011 est-elle terminée ? Pour pouvoir en mesurer les effets.
Non, elle ne l’est pas. La révolution a instauré une rupture et fixé des objectifs qui restent des repères que l’on ne peut ignorer. 2021, avec la dissolution de la Constitution de 2014, clôt assurément une phase historique, de la même façon que 1969 en a clos une autre après l’indépendance. C’est pour cela que je confronte les périodes 2011-2021 et 1956-1969.
Le succès de 1956 ne réside-t-il pas dans le fait que le projet avait été mûri dans le temps et que l’idée même de l’autodétermination était fédératrice ? Les dissensions apparaîtront plus tard…
Incontestablement. En 1956, le projet était fédérateur et il a été longuement mûri. Mais la révolution de 2011 était fédératrice, elle aussi ! Dans les premiers temps, elle nous a fait rêver parce que tout le monde était d’accord sur ce dont on ne voulait plus. Les dissensions sont apparues dès qu’on a abordé le sujet de ce qu’il fallait construire à la place, et dès que chaque courant idéologique s’est approprié l’événement en en faisant sa propre lecture. Toutefois, la grande différence avec 1956, c’est que la question du « que faire » après la chute de l’ancien régime, n’a pas été mûrie. Surtout, les acteurs qui ont eu à gérer l’après-14 janvier étaient étrangers à ceux de la séquence commencée le 17 décembre 2010… et le sont restés.
L’échec de cette étape de 2011 est-il celui d’une élite impréparée, ou qui n’aurait pas opéré une mise à jour de sa réflexion politique ?
Oui. L’élite – démocratique et progressiste, du moins – n’était pas préparée. D’abord, parce que l’autoritarisme fonctionnait de manière à empêcher l’apparition d’entrepreneurs politiques (dans ses rangs et, a fortiori, dans l’opposition) et à ne pas laisser à l’opposition la moindre chance de gérer, ne serait-ce qu’une municipalité, pour se confronter au réel. Ensuite parce que ces élites étaient, pour une part, formatées par l’idéologie des droits de l’homme et pour une autre, par le libéralisme économique. Même si elles l’avaient voulu, les unes et les autres n’avaient pas les moyens intellectuels de s’attaquer à la principale question posée par la révolution : la question sociale.
Les manifestants de 2011 n’ont-ils pas échoué à faire émerger des porte-voix de leurs rangs qui auraient pu être force de proposition ?
C’est vrai que la question sociale a disparu de l’horizon politique, faute de locuteurs. Même les élites locales et régionales, qui ont fait que le mouvement déclenché le 17 décembre résiste et se diffuse, ont disparu de la scène après le 14 janvier. Mais la base a joué son rôle et mené à bien sa mission : faire tomber l’ancien régime et indiquer, dans les slogans, les objectifs de la révolution. C’était aux élites de convertir ces slogans en programmes politique, économique et social. Hélas, elles ont failli à cette tâche.
Partis et société civile, dont on pensait qu’ils seraient le socle d’une transition démocratique, se sont effondrés après la période révolutionnaire. Qu’est-ce qui leur a manqué ?
Ce qui leur a manqué, c’est l’élaboration d’une offre politique qui séduise au-delà de leurs cercles immédiats composés d’élites urbaines et focalisées sur la réussite de la transition démocratique. Le reste des groupes sociaux, constatant que leur situation économique et sociale ne s’améliorait pas, bien au contraire, ont fini par s’apercevoir que si les gouvernants changeaient, le système, lui, ne changeait pas. D’où le fort rejet qu’ils ont exprimé envers les deux socles de la démocratie représentative : les partis et le Parlement.
Les revendications politiques de 1956 ont conduit à une refonte sociale. En 2011, le chemin semble avoir été inverse : des revendications sociales ont abouti à un bouleversement politique. Était-ce l’objectif ?
C’est sans doute le grand paradoxe auquel a abouti la confrontation de ces deux moments historiques : 1956, qui était au départ une révolution politique (visant l’indépendance), a su se transformer en révolution sociale. Tandis que 2011, qui a commencé comme une révolution sociale, a régressé au stade de révolution politique (visant une transition démocratique) et l’a ratée.
Mais, comme j’ai essayé de le montrer dans l’essai, ce « détournement » n’était pas voulu. Il s’explique essentiellement par trois éléments : l’origine sociale des élites à la manœuvre après le 14 janvier, l’apparition de l’islam politique comme troisième larron entre révolution et contre-révolution et, dans une moindre mesure, l’option de la Constituante qui a focalisé les débats sur les institutions politiques et les questions sociétales, aux dépens de la question sociale.
Absence de nouveau modèle, recyclage d’anciens acteurs politiques… Y avait-il une volonté réelle d’opérer une révolution en 2011 ?
C’est là un des effets du regard rétrospectif : quand on dissèque ce qui s’est passé et qu’on en identifie les raisons profondes, on a tendance à penser que ce qui s’est passé était inéluctable, au vu du contexte et de l’identité des acteurs. Or mon essai est construit contre cette approche fataliste : on ne peut parler d’échec que si l’on considère que nous étions libres, que nous pouvions faire d’autres choix, agir autrement. Le message essentiel que délivre la comparaison avec 1956, c’est que les élites démocratiques de 2011 ont échoué parce qu’elles n’ont pas été assez progressistes, qu’elles n’ont pas assez pensé aux classes populaires et notamment à celles qui ont déclenché la révolution.